Entretien avec Ababacar Diop

Propos recueillis le 7 août 1996 [sans-papiers]



  • Le rendez-vous d'aujourd'hui entre Henri Leclerc et Jean-Louis Debré n'a apparemment rien donné. Les grévistes de la faim sont au 34ème jour. Comment tu vois les choses ? Qu'est-ce que les grévistes de la faim demandent exactement ? Et qu'est-ce qu'ils peuvent encore espérer aujourd'hui ?

    Ababacar Diop : À partir du moment où Maître Leclerc ne représente pas les grévistes de la faim, et ne représente pas les sans-papiers de Saint-Bernard, il était venu s'enquérir de nos positions [avant de se rendre chez Jean-Louis Debré]. Nous lui avons demandé de dire simplement

    • qu'on demandait des négociations,
    • et qu'il y ait un moratoire sur les expulsions.
    Voilà. Donc il a posé le problème dans ces termes. Et nous n'en attendions pas beaucoup de choses, parce que tout simplement il faut que nous soyons là pour que les choses soient capables de nous concerner. À partir du moment où Debré ne nous reçoit pas, c'est juste une information que nous étions allés donner à Maître Leclerc.

  • Maître Leclerc nous a rapporté que Jean-Louis Debré avait envisagé la possibilité que des délégués des Africains aillent le rencontrer. Qu'est-ce que tu penses de cette suggestion ?

    sonSi Debré veut que nous allions le rencontrer pour l'entendre parler de sa litanie habituelle, c'est pas la peine. Mais s'il est disposé à nous écouter, à écouter nos propositions, à écouter nos arguments, à les confronter aux siens, on est d'accord pour aller le rencontrer. Par contre, les grévistes de la faim sont déterminés à aller jusqu'au bout, pour que les gens dont la situation peut être régularisée par le biais des critères définis par les médiateurs soient régularisés. C'est tout ce qu'on demande.

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  • Comment tu vois le développement du mouvement à plus long terme, c'est-à-dire jusqu'à la fin du mois d'août, et au-delà, à la rentrée en septembre, et éventuellement jusqu'à l'automne ?

    La première chose à dire, c'est que les médiateurs avaient appelé à un débat sur l'émigration donc, à l'automne. Nous comptons y participer. Pour montrer que nous sommes toujours là à cette époque... Mais ce qui est important dans..., actuellement, c'est que les gens ayant reçu une invitation à quitter le territoire, ils sont inquiets, et nous allons faire en sorte que le mois d'août ne soit pas le mois de tous les dangers. Et dans ce contexte, nous avons prévu d'organiser samedi prochain un thé républicain AVEC les grévistes de la faim (s'ils ne sont pas trop fatigués...), ensuite il y aura le concert, euh... la « messe des sans-papiers » qui se déroulera..., déroulera le 15 août avec le père Coindé et d'autres personnes de toutes confessions, ensuite il y a le bal, euh... le concert des sans-papiers qui va se dérouler le 24 euh..., août, à l'église Saint-Bernard, où nous avons déjà des artistes qui sont disposés à venir donc, participer à cette soirée.

  • Maintenant si on revient sur les débuts du mouvement, beaucoup de gens ont dit que le mouvement des sans-papiers avait été en fait « manipulé ». Alors je sais que tu contestes ces soupçons-là. Est-ce que tu peux nous expliquer ?

    Qu'il y ait eu des manipulations tout au début parce que tout simplement les gens étaient là donc..., naïfs, c'était la première fois qu'ils participaient à un mouvement de cette ampleur etc. etc., donc ça, on peut pas le nier parce que c'est ce qui a amené SOS-Racisme à amener la cission entre un petit groupe de familles qui actuellement sont dans le 15ème arrondissement, et nous-autres. sonMais ce qu'on peut dire fondamentalement c'est que le début du mouvement a été l'objet d'une concertation avec des familles de différents départements qui ont voulu se mettre en avant pour montrer simplement qu'elles existaient et qu'elles ne voulaient plus continuer à raser les murs, et de là il y a eu la participation d'autres éléments qui sont venus, dès que la nouvelles s'est sue, et désireux, ces éléments-là, désireux de montrer, à travers leur situation qu'ils vivaient depuis un certain nombre d'année, qu'il y en avait marre, qu'il fallait maintenant trouver une solution politique à ce problème, parce qu'il est de taille. C'est une solution politique qu'il faut convenir d'envisager. Donc pour l'instant, ce qu'il faut dire, c'est que ce sont les sans-papiers qui demandent à être reçus par Debré, ou par Jacques Chirac, ce sont les sans-papiers qui continuent à mener leur lutte, qui dirigent les réunions, et qui proposent des manifestations, et demandent des soutiens. Et les associations qui ne peuvent pas les soutenir sont priées de s'absenter et de ne plus se présenter à..., pour ce problème.

  • Est-ce qu'un mouvement de cette ampleur-là avait été discuté, voire préparé bien avant, ou est-ce qu'il y avait une grande part de spontanéité, dans le mouvement ?

    ababacar2 De toutes façons, ce que je peux vous dire pour l'avoir vécu à l'intérieur, c'est que s'il y avait eu « préparation » de ce mouvement-là, aujourd'hui les choses seraient dans une autre phase, parce qu'on saurait déjà qui est devant, qui est derrière et ainsi de suite. Mais là nous sommes en face de personnes qui en avaient marre de vivre une situation administrative aberrante donc, et qui s'entendaient rejeter chaque fois qu'ils allaient à la préfecture. Et ce qui pose le problème, déjà, d'une « organisation », parce que déjà les langues..., la langue française est traduite en trois dialectes, ou quatre dialectes, dans les réunions, donc si c'était préparé, on se serait entendu par communauté, ainsi de suite, quelque chose comme ça. Donc on improvise pratiquement sur beaucoup de choses, parce que tout simplement les gens ne s'étaient pas vus auparavant. Je connais des gens actuellemnt que j'étais à mille lieux de soupçonner..., dont j'étais à mille lieux de soupçonner l'existence etc. etc., il y a trois mois ou quatre mois. Donc c'est toute la richesse de ce mouvement-là que de n'avoir pas été préparé par des organisations qui essaient de monter un collectif par-ci..., par-là.

  • Alors, comment tu expliques que les familles aient l'air de vivre aussi facilement ensemble, parce que c'est assez étonnant vu de l'extérieur, que depuis déjà maintenant plus de quatre mois, ces familles vivent ensemble sans qu'apparemment il y ait des gros problèmes entre elles ?

    Bon, il y a des frictions, parce que... C'est Jean-Paul Sartre qui disait que « la coexistence est un conflit ». C'est exactement dans les mêmes termes qu'on voit les choses. C'est un conflit permanent d'intérêts divergents, mais le principal intérêt c'est que tout le monde est sans-papiers. Et tout le monde étant sans-papiers, les lois les ayant mis dans cette situation, ils se disent : « Bon, la meilleur manière de se défendre, de se prémunir contre toute attaque du gouvernement, c'est de se mettre ensemble, et de défendre cette situation des sans-papiers ».

  • Et partant de cela, ils arrivent à ce qu'on arrive facilement, à régler les problèmes et les différends qui subsistent. Et c'est tout l'intérêt de ce mouvement. C'est que des gens d'horizons divers, d'une dizaine de nationalités sont ensemble, malgré les différences de langues, malgré les différences de cultures, pour dire : « Et bien écoutez, on en a marre de cette situation, on veut être régularisé ! ».

  • Alors, pour revenir à l'actualité du mouvement, la semaine dernière, Jacques Chirac a pris l'initiative de rencontrer Fodé Sylla. Fodé Sylla, qui représente SOS-Racisme, avait pris ses distances par rapport au mouvement. Donc l'initiative de Jacques Chirac apparait un peu surprenante. Quel est ton point de vue sur cette initiative ? Est-ce qu'elle traduit une volonté d'ouverture du Président de la République ?

    Moi, je pense que si vraiment ça devait traduire une volonté d'ouverture, ils auraient commencé par recevoir les médiateurs. Parce que je crois que les médiateurs sont plus représentatifs que Fodé Sylla, malgré qu'il ait la peau noire hein..., que Fodé Sylla parce que tout simplement les familles avaient choisi les médiateurs... Fodé Sylla étant une portion congrue de ce qui se passe actuellement, l'inviter, c'est simplement jeter le discrédit sur les médiateurs ou sur les autres associations. Mais nous, nous ne reconnaissons pas Fodé Sylla comme interlocuteur des familles, quand bien même...
    Il serait venu nous voir, on pourrait en discuter. Mais comme il est parti de lui-même répondre à une convocation à la fois du Ministre de l'Intérieur, à la fois du Chef de l'État, sans venir nous voir, directement, tout simplement parce qu'il avait présenté quelques dossiers. Alors que la plus grosse part des dossiers présentés représente les gens de Pajol, et c'est pour ces raisons-là que nous... Si le gouvernement veut discuter, qu'il discute directement avec nous, et s'il veut rencontrer les médiateurs comme l'a dit Stéphane Hessel ce matin, sans les sans-papiers, les médiateurs n'iront pas discuter les problèmes des sans-papiers. ababacar3