Forteresse vide

par Jean-Marie Colombani [débat]


lemonde du vendredi 23 août 1996 (Éditorial).

L'IMMIGRATION est sans doute notre affaire Dreyfus, ce moment de vérité où se dévoile crûment une époque et se partagent radicalement des générations. Il y a cent ans, autour du sort d'un officier français d'origine juive, faussement accusé et injustement condamné sur fond d'antisémitisme virulent, l'éthique entrait en politique dans une confrontation entre principes universels et replis égoïstes. Par delà les clivages habituels se jouait l'image de la France. La suite, cette barbarie industrielle qu'a enfantée la haine de l'Autre, a hélas montré que le parti intellectuel né de l'« Affaire » voyait juste à cette occasion.

Aujourd'hui, c'est de nous, de notre avenir, du pays que nous voulons léguer, de notre rapport au monde, bref, de la France, que nous parlent les Africains de l'église Saint-Bernard et ceux qui les soutiennent. Il s'est trouvé des « réalistes » pour justifier leur indifférence au sort concret, humain, personnalisé, des sans-papiers au nom d'enjeux raisonnables : ne pas « ouvrir les vannes », ne pas donner « un signal » suscitant de nouvelles « vagues » d'immigration, etc. Il s'en trouvera toujours comme, hier, il se trouvait des « réalistes » pour nier l'innocence concrète, humaine, personnalisée, de Dreyfus au nom de l'« honneur » de l'armée et de la défense nationale.

Contre leurs détracteurs, les dreyfusards se voulaient patriotes, opposant « le salut éternel de la France » à ceux qui s'entêtaient à « jouer le temporel ». Enoncée par Charles Péguy, cette ligne de partage est celle-là même qu'ont tracée, avec courage et tranquillité, les médiateurs qui se sont entremis dans l'affaire des sans-papiers. « La France a glissé dans un mouvement caractérisé par la fermeture et la répression qui a saisi toute l'Europe occidentale », écrivaient-ils dans leur « adresse au gouvernement » que Le Monde a publiée dans ses éditions du 15 juin. Ils s'y inquiétaient d'une « image négative de l'étranger », des restrictions au droit d'asile, de « mépris des droits de la personne humaine » ... En d'autres termes, ils s'inquiétaient de l'ascension d'une France du repli tournant le dos à ce qui fit son identité : son aspiration à l'universel.

Comment, dès lors, ne pas repenser à Péguy, ce dreyfusard intransigeant, et à son aspiration à une « cité harmonieuse », celle dont « tous les hommes de tous les sentiments, tous les hommes de toutes les cultures, (...) tous les hommes de toutes les patries [seront] devenus les citoyens parce qu'il ne convient pas qu'il y ait des hommes qui soient des étrangers » ? L'infernale logique de la forteresse, où un pays se vit comme assiégé par une menace dramatiquement amplifiée, est inéluctablement celle du déclin : d'une France qui ne se projette plus dans l'avenir, qui cesse de parler au monde, qui s'oublie elle-même.

Ces quinze dernières années, la France est insensiblement passée d'un débat sur l'intégration à une crispation sur l'immigration. Faute, précisément, d'être capable de redéfinir et d'assumer un modèle français d'intégration. Tous les chercheurs qui décryptent l'évolution des mouvements migratoires nous disent que les flux se sont ralentis, qu'à situation sociale comparable les immigrés ne sont pas plus délinquants que les Français dits « de souche », que les vrais problèmes sont ceux du tissu urbain et de l'exclusion sociale, etc. Il n'empêche : nombre de nos politiques préfèrent faire de l'immigration - de sa répression, de son refus, de son contrôle - un enjeu politicien. Et c'est ainsi qu'ils font le jeu de l'extrême-droite, selon l'adage cher à Jean-Marie Le Pen : l'original vaut mieux que la copie.

AVEUGLEMENT ÉTHIQUE
Les discours musclés sur l'immigration ne cessent de diffuser dans l'opinion un refrain d'exclusion. Or quand on nie l'Autre, l'étranger, le voisin, on en vient toujours à se perdre soi-même. S'est-on un instant demandé comment des arrêtés d'exclusion ont pu être pris, sans susciter outre mesure de réprobation, contre les sans-domicile fixe ? S'est-on un instant interrogé sur la façon dont les habitants des villes du Sud avaient pu être mis en condition pour accepter sans réagir l'interdiction de la libre expression, par voie de tracts, des partis d'opposition ? Quand on commence par exclure l'étranger, on finit toujours, un jour ou l'autre, par exclure le pauvre, le miséreux, le dissident et l'opposant.

C'est cet aveuglement éthique que l'on retiendra d'abord au débit de l'actuel gouvernement. S'y ajoute un entêtement dans l'erreur, mélange de surdité et de maladresse. Commencée le 22 mars, clairement diagnostiquée depuis des mois, notamment dans ces colonnes, l'affaire des sans-papiers aura donc attendu tout ce temps ‹ et une pathétique grève de la faim ‹ pour que le premier ministre découvre ce que chacun savait : même si les médiateurs eux-mêmes conviennent que tous les Africains de Saint-Bernard ne pourront être régularisés, cette affaire a mis en lumière l'inadaptation des lois Pasqua. Celles-ci ont créé des situations d'exclusion nouvelles vis-à-vis d'étrangers qui, au départ, n'étaient aucunement des clandestins.

Tout comme M.Juppé avait attendu si longtemps pour négocier sans prononcer le mot lors du mouvement social de décembre 1995. Tout comme il fit un tête-à-queue remarqué dans le récent épisode du Crédit Lyonnais, en prenant la défense du gouverneur de la banque de France après l'avoir laissé déstabiliser, et le franc avec lui. Tout comme il risque de devoir revoir sa copie dans le dossier corse après avoir refusé les conseils de ceux qui, dans sa propre majorité, lui conseillaient de répondre par une solution politique ‹ dissolution de l'assemblée territoriale et nouvelles élections ‹ à une crise politique, au lieu de quoi il choisit la voie dangereuse d'une zone franche dont il ne pourra évidemment tenir les promesses économiques.

Ce gouvernement devait être à l'écoute du pays, à l'image de la campagne présidentielle menée par Jacques Chirac dans la France profonde. N'entendant qu'à retard et à contre-temps, il pourrait encourir le reproche d'autisme. L'autisme, « une forteresse vide », a écrit le psychanalyste Bruno Bettelheim...