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LE MONDE / 14 Mars 2000 / Page 17

HORIZONS - DEBATS

Le rendez-vous manquÈ avec l'immigration
 


 

     L ES historiens qui se pencheront sur la France du dÈbut du XXIe siËcle auront certainement du mal ý comprendre comment le gouvernement de gauche de ces annÈes de croissance Èconomique et de paix sociale aura pu passer ý cÙtÈ d'une politique ambitieuse en matiËre d'immigration. Dans ce rendez-vous manquÈ avec l'histoire, on retiendra probablement surtout deux faits : la gestion inefficace de la question des sans-papiers et le report incessant du vote des Ètrangers. Le premier aura occupÈ le coeur de l'espace public, le second n'y aura qu'affleurÈ, au moins jusqu'ý une pÈriode rÈcente.

L'Ètonnement des analystes sera d'autant plus grand qu'ils liront que, dans les mÍmes annÈes, un ex-ministre de l'intÈrieur de droite, connu pour ses lois particuliËrement restrictives en la matiËre, se prononÁait publiquement pour une rÈgularisation massive, qu'un ancien chef de gouvernement de mÍme tendance politique, ordonnateur de l'expulsion brutale de sans-papiers grÈvistes de la faim rÈfugiÈs dans une Èglise, proposait une lÈgislation plus libÈrale en matiËre de circulation des Ètrangers, que les prÈvisionnistes internationaux annonÁaient la nÈcessitÈ d'accroÓtre les flux migratoires vers l'Europe pour maintenir l'activitÈ Èconomique et prÈserver la solidaritÈ entre les gÈnÈrations, qu'enfin les sondages montraient que la population franÁaise Ètait majoritairement favorable ý une rÈgularisation large des sans-papiers et prÍte ý accepter le vote des Ètrangers dans les Èlections locales.

Cherchant ý interprÈter ce paradoxe, ils dÈcouvriront, dans les discours tenus par les gouvernants, une justification de leur conservatisme par le souci de prÈserver un " consensus " difficilement obtenu sur ce thËme et par le danger que ferait courir ý " l'intÈgration " encore fragile des immigrÈs tout rel’chement lÈgislatif ou mÍme tout dÈbat public. Peut-Ítre s'interrogeront-ils alors sur les possibilitÈs rÈelles de transformer une sociÈtÈ administrÈe d'aprËs un double principe de gouvernement selon lequel, en pÈriode de division de l'opinion, il importe de ramener le consensus et, en temps d'accord retrouvÈ, tout doit Ítre fait pour ne pas le troubler. Peut-Ítre se demanderont-ils aussi comment la rÈgularisation de sans-papiers vivant souvent depuis longtemps sur le territoire franÁais et peu enclins ý retourner dans leur pays ou la participation ý la vie civique de leur commune pour des Ètrangers y rÈsidant de longue date ont pu Ítre prÈsentÈes comme contraires ý l'intÈgration souhaitÈe.

Sans attendre cet hypothÈtique jugement de l'histoire, il n'est pas dÈfendu de formuler certaines questions ý l'adresse des pouvoirs publics.

La politique de l'immigration, nous affirme-t-on, doit Ítre ferme mais humaine, exigeante mais juste, responsable et cohÈrente. Tels sont les principes qui prÈsident ý la rÈgularisation des Ètrangers sans titre de sÈjour. Comment, alors, expliquer ý cette jeune femme algÈrienne, venue il y a deux ans, munie d'un visa, pour rejoindre son fiancÈ, lui- mÍme en rËgle, qui s'est, peu aprËs, mariÈe lÈgalement dans une commune de la rÈgion parisienne et qui est, depuis, devenue mËre d'une petite fille franÁaise nÈe en France, comment donc lui expliquer que la lÈgislation, prÈsentÈe comme respectueuse des droits des personnes, autorise l'administration prÈfectorale chargÈe d'examiner sa demande de rÈgularisation ý lui imposer un retour en AlgÈrie afin de demander au consulat un regroupement familial, quand on sait la faible probabilitÈ d'une rÈponse favorable ? Comment lui faire comprendre que le nouveau pacte social en matiËre d'accËs aux soins, que reprÈsentent la couverture maladie universelle et l'aide mÈdicale rÈnovÈe ý destination des sans-papiers, ne s'applique prÈcisÈment pas ý elle puisque, irrÈguliËre, elle n'a pas droit ý l'affiliation ý la SÈcuritÈ sociale et que, mariÈe ý un homme dont le salaire dÈpasse de moins de 100 francs le seuil d'accËs ý l'aide mÈdicale, elle ne peut y prÈtendre, ce qui la laisse sans aucune protection sociale possible ?

Situation singuliËre, arguera-t-on. Comme le sont toutes les situations de dizaines de milliers d'Ètrangers : pour les uns, travailleurs dÈsirÈs il y a dix ou vingt ans, devenus indÈsirables aujourd'hui, mais Èvidemment incapables de fournir les documents officiels attestant leur prÈsence continue sur le territoire franÁais qui leur permettrait d'obtenir, de droit, leur titre de sÈjour ; pour d'autres, jeunes dÈcouvrant que, malgrÈ leur enfance et leur adolescence passÈes sur les bancs des Ècoles rÈpublicaines, ils diffËrent pourtant de leurs camarades de classe et de jeux, et parfois mÍme de leurs propres frËres ayant la nationalitÈ franÁaise, en ce que, Ètrangers, ils sont passibles, en cas de dÈlit, d'une interdiction de territoire et, dËs lors, condamnÈs ý une apatridie de fait ; pour d'autres encore, demandeurs d'asile dÈboutÈs originaires de pays dont les violences politiques font quotidiennement la " une " des journaux, mais dont les preuves sont toujours jugÈes insuffisantes ou irrecevables. Or c'est en gommant la singularitÈ de ces cas, dont l'accumulation rÈvËle la banalitÈ, que l'on peut ensuite disqualifier leur demande de rÈgularisation. Qui ne constate, dans ces situations exemplaires, que l'esprit des lois, sinon leur lettre, n'est pas respectÈ ?

La politique de l'immigration, nous dit-on encore, doit se fonder sur l'intÈgration. Telle est l'antienne des partisans du " modËle franÁais " qui repose sur le dÈpassement des particularismes dans la citoyennetÈ. Mais comment cet homme sÈnÈgalais, qui vit et travaille rÈguliËrement en France depuis quinze ans, qui contribue ý " l'effort social de la nation " par le prÈlËvement de ses charges salariales et le paiement de ses impÙts, dont le projet, enfin, est de finir ses jours dans son pays d'accueil, comment donc peut-il expliquer ý ses enfants, auxquels on enseigne ý l'Ècole le sens du civisme et les valeurs de la RÈpublique, que ni lui ni sa femme n'ont le droit de s'exprimer par leur vote sur ce qui fait leur existence quotidienne ? Sait-on suffisamment combien, quelle que soit leur appartenance politique, les maires de communes o˜ la population ÈtrangËre est nombreuse, ont de mal ý mettre en oeuvre des mesures susceptibles d'aider l'intÈgration, en matiËre de logement par exemple, dËs lors que les bÈnÈficiaires ne sont pas des Èlecteurs et que toute action en leur faveur risquerait, craignent-ils, de donner des voix ý l'extrÍme droite, menaÁant ainsi leur rÈÈlection ?

C'est dire les contradictions et les impasses auxquelles conduit le refus du droit de vote pour les Ètrangers aux Èlections locales, si l'on s'en tient ý ce niveau, qui n'est Èvidemment pas le seul envisageable. Ce refus, au demeurant, ne s'applique pas ý tous, puisque, dÈjý, les membres de l'Union europÈenne pourront prochainement Èlire les conseillers municipaux dans les villes o˜ ils rÈsident, accentuant encore les discriminations lÈgales au sein de la population vivant en France. Au fond, on le devine, la question n'est dÈjý plus de savoir si les Ètrangers vont Ítre autorisÈs ý voter dans notre pays, mais plutÙt quand et sous quelles conditions. Ouvrir le dÈbat nÈcessite donc aujourd'hui de la part des pouvoirs publics moins de courage politique que de luciditÈ prospective.

Au moment o˜ le gouvernement prÈpare des assises nationales de la citoyennetÈ, avec pour mot d'ordre " Lutter contre les discriminations ", le temps est peut-Ítre venu de reconnaÓtre publiquement le lien existant entre la question de la citoyennetÈ et les pratiques de rÈgularisation, entre le problËme des discriminations et la place faite aux Ètrangers dans l'espace civique. Peut-on maintenir hors la loi ceux dont les enfants seront plus tard accusÈs de ne pas la respecter ? Refuser aux Ètrangers le droit de vote dans les lieux dont ils sont au quotidien les acteurs tout en rÈclamant d'eux des comportements citoyens ? Autoriser les pratiques discriminatoires dans les politiques publiques tout en prÈtendant les combattre dans les actions privÈes ? L'Etat ne peut rÈclamer des personnes vivant sur son territoire ce qu'il ne met pas lui-mÍme en oeuvre. Et ses reprÈsentants doivent dÈsormais se convaincre que les politiques de l'immigration d'aujourd'hui sont les ferments de la citoyennetÈ ou de la discrimination de demain.

PAR DIDIER FASSIN


Didier Fassin est professeur ý l'universitÈ Paris-XIII et directeur d'Ètudes ý l'Ecole des hautes Ètudes en sciences sociales.

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