H O R I Z O N S

Vendredi 12 juin 1998

Sans-papiers, l'exemple grec

par Gilles Manceron et Anastassia Tsoukala

AVEC l'arrivée massive en Grèce, dans les années 90, d'immigrés clandestins, originaires pour la plupart d'Europe balkanique et orientale dont une moitié d'Albanais, il y aurait actuellement sur le territoire de ce pays 500 000 à 600 000 immigrés en situation irrégulière, soit 5 % à 6 % de la population. Mutation considérable pour un pays d'émigration qui, à l'instar des autres pays de l'Europe du Sud (Espagne, Portugal et Italie), s'est brusquement transformé en pays d'immigration.

Le gouvernement grec a décidé, pour entrer pleinement dans l'espace Schengen (les accords de Schengen sont appliqués depuis décembre 1997 mais les contrôles aux frontières avec les autres pays de l'Union européenne ne sont pas encore supprimés), de procéder à une vaste régularisation de tous les clandestins présents sur le territoire.

Bien que les syndicats l'aient demandée pour assainir le marché du travail, elle était loin d'être souhaitée par la majorité d'une opinion apeurée par une hausse de la criminalité que la presse écrite et télévisée, peu soucieuses d'une déontologie élémentaire dans le traitement des faits divers, attribuent unanimement à la présence des étrangers.

Cette décision repose tout entière sur une volonté politique. Sa mise en oeuvre, initialement prévue au printemps 1997, a certes été retardée. D'abord, par le ministère de l'ordre public qui considérait qu'elle risquait d'appeler une forte hausse des flux migratoires, de permettre la régularisation de délinquants et de renforcer les minorités ethniques dans les régions frontalières où vivent déjà des musulmans grecs. Aussi demandait-il, pour la freiner, que la délivrance de toute carte de séjour soit soumise à l'avis de la police. Ensuite, par les troubles du printemps 1997 en Albanie. Mais, sous la pression du ministère du travail, des syndicats et des associations de défense des droits des immigrés pour qui une telle décision aurait privé de sens la régularisation en excluant la majorité des clandestins si les Albanais en étaient exclus, le gouvernement a annoncé en septembre 1997 que la régularisation serait applicable à partir du 1e janvier 1998 à tous les clandestins, quitte à donner partiellement satisfaction au ministère de l'ordre public.

Cela n'a pas manqué de déclencher les vives réactions d'une partie de la presse, ouvertement hostile à cette mesure. L'opinion n'y était pas davantage favorable. Selon un sondage effectué en novembre 1997 parmi les jeunes de 15 à 29 ans, 67,5 % d'entre eux souhaitaient voir tous les immigrés clandestins éloignés du territoire. Autant de réactions qui s'inscrivent dans une vague de xénophobie de plus en plus forte associant de manière lancinante la hausse de l'immigration à celles du chômage et de la criminalité.

Le gouvernement a tenu bon. Deux étapes ont été prévues : la délivrance d'" une carte blanche " de séjour provisoire, puis celle d'" une carte verte " valable comme permis de travail pour une durée de un à cinq ans. 300 000 demandes de régularisation ont été déposées entre le 1e janvier et le 23 avril. Tous ceux qui se sont pliés aux formalités demandées ont obtenu immédiatement un titre provisoire de séjour. La plupart d'entre eux sont en passe d'obtenir " une carte verte ".

La " carte blanche " pouvait être demandée jusqu'au 31 mai par tout clandestin présent sur le territoire avant le 28 novembre 1997, même s'il n'y travaillait pas, à l'exclusion, notamment, des retraités, des personnes condamnées à une peine de prison ferme supérieure à trois mois (sauf si elle sanctionnait l'entrée et le séjour irréguliers avant le 28 novembre 1997) et celles figurant sur la liste de personnes indésirables du ministère de l'ordre public. Cette carte, valable jusqu'au 31 décembre 1998, sert de permis de travail provisoire. Pour l'obtenir les intéressés devaient fournir une pièce d'identité, une preuve de leur entrée en Grèce avant la date prescrite, un certificat médical délivré en Grèce, un extrait de casier judiciaire et un certificat attestant qu'ils ne figuraient pas sur la liste des indésirables.

Une fois la " carte blanche " obtenue, ils peuvent demander " une carte verte " autorisant de séjourner pour une durée de un à trois ans, voire cinq ans si l'étranger prouve qu'il réside en Grèce depuis cinq ans au moins et justifie un minimum de revenus annuels ; dans ce cas, il peut aussi bénéficier du regroupement familial. Le titulaire jouit de tous les droits garantis aux travailleurs grecs, mais ne peut quitter le territoire que pendant deux mois au maximum. La carte est renouvelable pour deux ans, s'il prouve que, entre la délivrance et la demande de renouvellement, il a gagné en moyenne la moitié du SMIC grec. Afin de réduire les pressions qui pourraient être exercées sur les clandestins par leurs employeurs pour les dissuader de demander la régularisation, le législateur a prévu un moratoire de toutes les dettes envers la sécurité sociale des employeurs qui déclaraient avant le 31 mai leur(s) employé(s) clandestin(s).

Rapportées à la population de la France, les 300 000 demandes en voie de régularisation en Grèce correspondraient en France à plus d'un million et demi de personnes... soit plus de dix fois le nombre de dossiers effectivement déposés.

Il y a certes en Grèce des ombres au tableau. Face à l'afflux des immigrés, une certaine pagaille, fréquente dans toutes les administrations, a perturbé la mise en oeuvre de la première étape de la régularisation. Ce désordre a suffi à donner naissance à de multiples trafics aux dépens des immigrés. Malgré les déclarations gouvernementales, la police a continué à effectuer des reconduites à la frontière, sous prétexte que les intéressés ne remplissaient pas les conditions requises pour la régularisation. Mais la majorité écrasante des immigrés en situation irrégulière sera régularisée. Parmi eux, une majorité d'hommes célibataires. On est bien loin de la France où la plupart des déboutés, dont beaucoup vivent ici depuis cinq, dix ans ou davantage, le sont au motif qu'ils ne sont pas mariés.

Faire un calcul électoral, par peur de devancer une opinion française influencée par la vague de xénophobie qui sévit à ses marges, relèverait d'un choix politique, profondément discutable, mais fondé sur une conception défendable de la démocratie.

A condition de le présenter comme tel, comme une concession jugée malheureusement nécessaire à la " lepénisation des esprits ". Déclarer que l'économie française ne peut absorber le dixième de la proportion de clandestins qu'un pays comme la Grèce, à l'économie combien moins puissante et aux raisons d'inquiétude combien plus nombreuses, est en train de régulariser ne pourra convaincre personne.


Gilles Manceron est historien et rédacteur en chef d'Hommes et libertés, revue de la Ligue des droits de l'homme.

Anastassia Tsoukala est chercheuse au Centre d'études sur les conflits (Paris) et à l'Institut des relations internationales de l'université Panteïon d'Athènes.


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