Réprimer la désobéissance

par Mario Pedretti [débat]


lemonde du jeudi 6 mars 1997 (Horizons-débats).

DANS le débat qui oppose actuellement partisans et adversaires des «  appels à désobéir  », on s'est beaucoup intéressé aux critères qui d'une manière générale, pouvaient fonder la légitimité de la désobéissance. Je voudrais replacer ce débat dans l'environnement politique concret où il s'inscrit, en examinant la manière dont les autorités politiques réagissent à ces volontés de dissidences.

Les désobéissants -  ceux qui appellent à refuser les dispositions prévues par le projet de loi Debré  - s'inscrivent dans un environnement politique et social dont l'objectif est de réprimer le principe même de la désobéissance, dans la mesure où l'obéissance est un facteur essentiel de l'ordre politique. Si la répression pénale apparaît en l'espèce impossible, son absence ne doit pas masquer le fond de la répression, qui est éminemment politique.

Celle-ci s'exerce à travers une disqualification politique qui obéit à une double logigue : étiqueter les mouvements qui prônent la désobéissance en leur attribuant des valeurs et des norrnes spécifiques d'une part, et imposer ces qualifications à l'opinion publique d'autre part. L'objectif fondamental de ce travail est de souligner l'inadaptation des désobéissants à l'ordre démocratiqtue et donc de les maintenir à distance du champ politique.

Les exemples de ces effets d'étiquetage ne manquent pas. Par exemple, les désobéissants sont qualifiés d' « irresponsables » (ce qui suppose des hommes politiques « responsables », de « désintagrateurs » de la société (mais qui sont les «  intégrateurs » ?), voire d' « antirépublicain », alliés objectifs du Front national. Le thème fondamental qui synthétise ces qualifications est celui de la dangerosité supposée du désobéissant vis-à-vis de l'ordre démocratique : il aurait rompu le contrat politique qui lie le citoyen à la République et se serait dissocié de la communauté nationale à laquelle il appartient.

Cette stratégie n'est pas une nouveauté. Mes recherches sur d'autres acteurs désobéissants (groupes d'objecteurs de conscience et non-violents) pratiquant, par exemple, le refus de paiement d'une partie de l'impôt sur le revenu, montrent la volonté de l'Etat de mettre à distance du champ politique ces désobéissants en les stigmatisant, à des degrés divers, comme dangereux pour la démocratie.

Ce travail de disqualification ne résulte pas uniquement d'une volonté manipulatrice des dirigeants. Il repose plus fondamentalement sur la culture politique propre à la France, c'est-à-dire sur un ensenble de croyances et d'attitudes vis-à-vis du politique, partagées, au-delà de leurs différences d'opinions, par l'ensemble des membres de la communauté. Comment ne pas percevoir aujourd'hui, dans le débat sur la loi Debré, le poids de ces croyances collectives, à travers les concepts de communauté nationale, d'Etat de droit ou même de République  ?

Cependant, face à ce processus, les désobéissants ne restent pas passifs. Erving Goffman a montré dans son célèbre ouvrage Stigmates comment, dans une relation sociale, les personnes stigmatisées réagissaient aux processus conduisant à leur stigmatisation. Les groupes non violents essaient, depuis plus de vingt ans, en réaction à ces mêmes processus, de légitimer dans l'opinion publique le concept de désobéissance civile. Pour ce faire, ils font appel à différentes ressources: à travers les théorisations de philosophes essentiellement anglo-saxons, redécouverts à l'occasion du mouvement contestataire américain des années 60 (Henry-David Thoreau, par exemple) ; ou par un travail politique afin d'objectiver au maximum les critères légitimant la désobéissance, autour de catégories juridiques (Déclaration des droits de l'homme, Etat de droit).

Les désobéissants au projet Debré mènent aujourd'hui un travail comparable. Ils qualifient leur désobéissance de « civique » afin de souligner leur respect fondamental de la loi et leur volonté de réaffirmer, par l'appel à des « principes supérieurs » au droit positif, leur désobéissance aux idéaux fondateurs le la démocratie. Ils tentent parfois -  ce qui provoque de nombreuses réactions négatives  - de s'inscrire dans une mémoire historique précise, celle des résistants aux infamies autoritaires du régime de Vichy. Enfin, ils font appel, comme des non-violents, à des critères plus ou moins précis. Ils usent parfois de catégories au contenu flou, comme le « sens de la justice ».
Cependant, ils essaient, autant que faire se peut, d'objectiver au maximum leur désobéissance en se référant à des catégories juridiques.

Le travail politique de disqualification conduit à une double dissimulation  : de lui-même et de l'existence de nouvelles demandes politiques. Dans un premier temps, les autorités tentent de masquer leur statégie, par exemple en naturalisant différentes constructions historiques (comme l'Etat de droit). De même, ils font appel au sens commun de l'opinion publique vis-à-vis de l'immigration, afin de souligner que leurs décisions s'inscrivent dans ces représentations. Dans un second temps, de nouvelles demandes politiques témoignent d'une attitude critique vis-à-vis des médiations libérales traditionnelles, afin de mieux les faire fonctionner et non pour les remettre en cause. C'est tout le sens de l'action désobéissante actuelle. Elle émane d'un public, apparu autour des années 70, et porteur d'actions politiques non conventionnelles. Un public de citoyens « optimistes »  - pour reprendre un terme de Pascal Perrineau  - sur la démocratie, et qui en conteste le fonctionnement afin de le rendre plus proche des idéaux fondateurs de celle-ci.


Mario Pedretti prépare une thèse consacrée aux mouvements désobéissants en France.