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La victoire de Jean-Louis DebrÈ, par Emmanuel Terray


Emmanuel Terray est directeur d'Ètudes ý l'Ecole des hautes Ètudes en sciences sociales (EHESS).



Mis à jour le lundi 1er novembre 1999

Par une circulaire du 11 octobre, soigneusement tenue secrète jusqu'à ce que la presse s'en empare, le ministre de l'intérieur invite les préfets à donner une impulsion plus vigoureuse à la chasse aux étrangers en situation irrégulière.

Toutes les étapes de cette chasse sont passées en revue : M.  Chevènement recommande la multiplication des vérifications d'identité « dans les endroits (...) où se concentrent les irréguliers ». Or le code de procédure pénale (art. 78 1) soumet les vérifications d'identité à des conditions relativement strictes : réserve faite des poursuites ordonnées par la justice, elles ne sont légales que s'il existe un indice permettant de penser que la personne contrôlée a commis ou va commettre une infraction. De toute évidence, aucun indice matériel ne permet de présumer l'irrégularité du séjour, sinon l'apparence étrangère de l'intéressé. En ordonnant des contrôles ciblés pour repérer les étrangers en situation irrégulière, M. Chevènement veut donc officialiser la pratique courante, mais illégale, du contrôle au faciès.

M. Chevènement annonce « l'ouverture d'un fichier des empreintes des demandeurs de titre de séjour ». Il s'agit là d'une disposition introduite par la loi Debré du 11 mars 1997, que les parlementaires socialistes avaient contestée dans leurs recours au Conseil constitutionnel et dont M. Jospin avait solennellement promis l'abrogation, comme celle des autres articles de ladite loi, dans son discours du Zénith le 15 mai 1997.

M. Chevènement veut parvenir à une « homogénéisation des pratiques judiciaires d'un département à l'autre » en matière de rétention administrative. Faut-il rappeler à ce grand républicain le principe de la séparation des pouvoirs ? La garde des sceaux s'apprête à soumettre au Congrès une réforme consolidant l'indépendance de la justice. Mais à quoi bon libérer les magistrats de la tutelle de la chancellerie si c'est pour les soumettre aux injonctions du ministre de l'intérieur ? La variété des décisions que prend la justice en la matière tient tout simplement à la diversité des cas qui lui sont soumis ; en vertu de quel principe pourrait-on contraindre les juges à des décisions uniformes ?

M. Chevènement exige enfin une « augmentation significative du nombre des éloignements effectifs dans les derniers mois de 1999 ». Aux préfets donc de faire du chiffre ! Chacun sait à quoi mènent de telles consignes : à des opérations « coup de poing » qui ne sont rien d'autre que des rafles, aux procédures bâclées, aux expulsions expéditives, bref ! à la multiplication des bavures.

Pour justifier ce nouveau tour de vis, M. Chevènement évoque « une politique d'immigration désormais équilibrée ». Fût-il répété cent fois, un mensonge n'en devient pas pour autant une vérité. Je redirai donc, cent une fois s'il le faut, que la loi Chevènement du 11 mai 1998 conserve la plupart des dispositions figurant dans les lois Pasqua et Debré et que les quelques ouvertures introduites dans le texte de la loi ont été aussitôt réduites à rien par l'interprétation très restrictive que donne de ce texte la circulaire d'application du 12 mai 1998. C'est donc la continuité qui l'emporte.

C'est bien à l'ère Debré que nous revenons, sous couleur d'une « reprise habituelle des reconduites ». Au reste, le taux de 28 % de reconduites effectives, proposé aux préfets comme référence, correspond à l'année 1996, pendant laquelle M. Debré siégeait place Beauvau.

Le tropisme qui conduit M. Chevènement à prendre son prédécesseur pour modèle ne me surprend guère, mais il m'amène à une double interrogation.

Aux ministres et parlementaires Verts et communistes qui ont manifesté à diverses reprises leur sympathie pour la cause des sans-papiers, je voudrais demander si la solidarité gouvernementale ou majoritaire va les conduire, une fois de plus, à entériner les obsessions répressives du ministre de l'intérieur. Il arrive un moment où les protestations simplement verbales ne suffisent plus à dégager les responsabilités.

Par ailleurs, nous étions des dizaines de milliers à manifester en février 1997 contre la loi Debré : au nom de quoi devrions-nous accepter aujourd'hui de MM. Chevènement et Jospin cela même que nous refusions hier quand c'était le fait de MM. Debré et Juppé ? Chacun en conviendra : la politique appliquée par le gouvernement actuel aux étrangers n'est pas celle que nous avions voulue et pour laquelle nous avons voté. Si nous voulons être cohérents, à nous de tirer les conséquences de ce constat, dans notre action présente et dans nos votes futurs.

Le Monde daté du mardi 2 novembre 1999


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