Les trois dimensions du débat sur l'immigration

par Jacques Fournier [débat]


lemonde du jeudi 29 août 1996 (Horizons-débats).

LES problèmes de l'immigration, sur lesquels le dénouement brutal de l'affaire des sans-papiers de l'église Saint-Bernard vient d'appeler l'attention des Français, se posent à trois niveaux : celui de la politique à mettre en oeuvre, celui de la loi à établir, celui enfin de l'application qui doit être faite de cette loi. L'accent a été mis par la force des choses sur la troisième dimension. Mais le débat doit englober aussi les deux premières.

Sur le terrain de la politique, il faut avoir le courage d'aborder la question fondamentale : la France doit-elle aujourd'hui admettre sur son sol de nouveaux immigrants ? Sa tradition et ses intérêts lui commandent, à mon avis, de répondre affirmativement à cette question. Un volant raisonnable d'immigration est facteur de dynamisme pour notre économie, d'enrichissement pour notre vie sociale. il ne pourra pas être indéfiniment refusé compte tenu de notre environnement international. Notre pays se doit de retenir cette orientation et de la proposer à ses voisins européens.

En agissant de la sorte, la France se conformerait non seulement aux valeurs de solidarité autour desquelles s'est construite son image dans le monde, mais aussi aux principes qui sous-tendent l'actuel ordre économique international. Au moment où la libre circulation des marchandises et des capitaux, la libre implantation des entreprises s'affirment comme un dogme que les institutions internationales s'appliquent à faire respecter sur l'ensemble de la planète, comme justifier que seul le libre établissement des hommes reste durablement prohibé ?

Sur le terrain de la loi, les événements dont l'église Saint-Bernard a été le théâtre nous rappellent deux exigences essentielles que les autorités de l'Etat devraient avoir à coeur de faire respecter : la clarté et la stabilité de la législation applicable aux étrangers.

Les deux questions sont liées. Les modifications incessantes apportées au cours des deux dernières décennies aux règles applicables en matière tant de nationalité que de droit au séjour ont engendré un maquis de plus en plus inextricable de textes. Les lois dites « Pasqua » n'ont fait qu'aggraver cette situation en apportant leur lot de restrictions et de complications supplémentaires et en venant ainsi entraver le processus d'intégration en cours de bon nombre de familles.

Le moment n'est-il pas venu de remettre à plat ces textes et, une fois pour toutes, de les adoucir et de les simplifier ? N'est-il possible d'imaginer une procédure qui permette de dégager sur ce point un certain consensus, dont les enquêtes d'opinion nous montrent qu'il existe sans doute au niveau du pays ? Et ne peut-on demander aux grands courants démocratiques de cesser de faire de la situation des étrangers, c'est-à-dire de leur vie personnelle et familiale et de leur avenir et de celui de leurs enfants, l'enjeu dérisoire de nos luttes électorales internes ?

Reste enfin le niveau de l'application de la loi. Ce qui vient de se passer à l'église Saint-Bernard contitue l'exemple même de ce qu'il faudrait pouvoir éviter : laisser se cristalliser puis pourrir une situation jusqu'à un point où on ne peut plus raisonnablement en sortir que par la négociation ; prétendre alors la régler par la force après une consultation juridique dont le moins qu'on puisse dire est que les conséquences en ont été bien hâtivement tirées.

Dans son avis, qu'a publié Le Monde, le Conseil d'Etat a rappelé que le gouvernement disposait en matière de régularisation de la situation des étrangers, d'un très large pouvoir d'appréciation. Certes, dans aucune des situations qui lui étaient soumises il n'y avait un droit à régularisation. Mais dans toutes ces situations, y compris celle des demandeurs d'asile déboutés, il était possible d'y procéder. Dans ce cadre, l'appréciation gouvernementale relevait de ce que les juristes appellent l'opportunité. Dans certaines hypothèses, cependant, des considérations de droit ‹ application du principe du droit à une vie familiale normale et gravité exceptionnelle des conséquences d'une mesure éventuelle d'éloignement ‹ pouvaient intervenir étgalement.

Le gouvernement semble avoir choisi de n'envisager la régularisation que dans ces hypothèses. Il en avait sans doute le pouvoir, mais, contrairement à ce qui a été dit ici ou là, l'application de la « loi républicaine » ne lui imposait nullement d'agir de la sorte.

Cette loi républicaine, quiconque a suivi de près le dossier d'un immigré en quête de ses « papiers » sait quel parcours d'obstacles il faut souvent franchir pour la faire appliquer même quand elle est favorable. Quelles lenteurs, quelles rebuffades, quelles humiliations il faut parfois accepter avant de se voir reconnaître un droit au séjour ou à la nationalité !

Le pouvoir politique ne se serait pas diminué en montrant dans cette affaire que la loi républicaine peut aussi être appliquée avec générosité.


Jacques Fournier est Conseiller d'Etat.