Un débat sur la France

par François Léotard [débat]


lemonde du samedi 22 février 1997 (Point de vue).

LA loi, la désobéissance, l'hospitalité, l'étranger : nous sommes au coeur de ce qui définit ou contredit depuis de nombreux siècles une communauté humaine. Dans la manifestation du 22 février, certains règleront des comptes avec le pouvoir. Nous ne leur contestons ni ce droit ni une forme de paternité dans une situation qu'ils ont largement encouragée.

D'autres tenteront, soixante ans plus tard, d'effacer de vieilles taches qui font comme un affront, une vilaine blessure, sur le visage de notre pays.

Si Vitrolles n'est pas Oradour, si Papon n'est pas Goebbels, beaucoupe de Français d'aujourd'hui règlent, avec une mémoire aiguisée par le chagrin, un solde amer qui ne leur avait jamais été présenté.

D'autres enfin, moins nombreux, mais qu'il nous faut davantage écouter, auront dans leur coeur les mots d'Antigone :

C'est à ceux qui invoquent « les lois non écrites », que je voudrais m'adresser. A la légimité de leur question correspond une légitimité de la réponse. Notre démocratie n'a jamais grandi que dans le conflit exprimé et accepté des exigences de la conscience affrontées à celles du pouvoir. Dans cette immense question de l'immigration, elles pourraient ne pas être aussi étrangères les unes aux autres qu'on veut bien le dire. Voici donc devant nous le pouvoir, la désobéissance, la démocratie. Puisque ces mots s'entrechoquent, prenons-les l'un après l'autre.

Le pouvoir : il est parfaitement nécessaire de souligner cette évidence qu'une loi peut mal faire. Qu'elle peut même être injuste. D'autres l'ont dit avant moi. Une majorité n'est pas - du seul fait qu'elle est une majorité - investie de tous les droits.

Elle ne saurait être porteuse d'un droit qui s'opposerait aux droits naturels de l'homme. On peut avoir juridiquement raison lorsqu'on est politiquement minoritaire. C'est notre honneur de le dire.

Mais c'est aussi notre honneur de rappeler que la première fonction, le premier devoir, la première exigence d'une autorité d'Etat, c'est de définir et de maintenir à travers le temps, les règles qui permettent à chacun de savoir quel est le lien qui l'unit à la communauté nationale.

Ce lien, qui est d'abord un contrat immatériel, un consentement à une règle commune, ne peut pas être fondé sur une attitude frauduleuse, volontairement et délibérement frauduleuse. Ne donnons pas à l'Etat ce droit étrange de se renier lui-même en n'exerçant plus l'essentiel de sa fonction. Mais nous savons tous qu'il sera d'autant plus respecté qu'il se soumettra lui-même à un droit qui lui est antérieur. C'est dans cet esprit que le projet de loi du gouvernement devait absolument être modifié. Le refus qui accompagnait sa première rédaction a été  - me semble-t-il - légitime.

La désobéissance : l'indocilité naturelle des Français n'est pas un défaut. Notre tempérament national s'est exprimé tout au long de notre histoire par un goût de la révolte qui appelle d'ailleurs généralement en réponse des gouvernements autoritaires...

Mais si l'on veut conserver ce qui fait la dignité d'un peuple, c'est-à-dire son refus de l'oppression, son goût pour la liberté de l'esprit, la générosité de son regard sur le monde et le respect qu'il peut avoir des autres, il faut d'abord qu'il se respecte lui-même et qu'il respecte ses propres lois. Faire d'un immigré un citoyen n'est pas, n'a jamais été au-dessus de nos forces pour peu que nous sachions - majorité et opposition - accepter les disciplines communes d'une nation majeure.

Mais présenter à la question centrale de l'intégration le chemin de la désobéissance alors que le projet de loi vient d'être heureusement modifié, c'est une fuite étonnante devant les enjeux de notre cohésion nationale, et devant la réalité dangereuse de l'immigration illégale.

Nous sommes nombreux à ne pas considérer notre pays comme une sorte de grande surface dans laquelle on achèterait en passant, et comme distraitement, les produits de quelques jours. Ils ne servirait à rien d'évoquer à larmes chaudes la République à chaque victoire du Front national, si nous n'offrons pas aux Français et à ceux qui les rejoignent la perspective d'un grand pays, fier de sa langue, assuré de son destin et attaché au respect de ses lois. Si l'on veut assurer la réussite de l'intégration des jeunes, il faut refuser la banalisation de la fraude et mieux encore la dissuader.

La démocratie : le mépris de Jean-Marie Le Pen pour la « bouffonnerie pétitionnaire » (je cite) est une nouvelle forme de sa profonde aversion pour la démocratie. Or c'est bien de démocratie qu'il s'agit. Elle a beaucoup à voir - contrairement à ce que pense M. Le Pen - avec le regard que l'on porte sur l'autre et d'abord sur l'étranger. Si les Français refusaient dans leur culture, dans leur mémoire, dans leur patrimoine, tout ce que les étrangers leur ont apporté, ils se renieraient eux-mêmes et ils s'éloignement de la part la plus belle de leur message.

« La France est partout où l'on ne renonce pas », disait Paulhan au plus profond de notre nuit, alors que beaucoup de Français avaient renoncé ; alors qu'étaient pourchassés nos hôtes et nos concitoyens « dont les noms sont difficiles à prononcer... ». Ce n'est pas un hasard si à ces moments-là ce sont des étrangers qui sont venus mourir pour une certaine idée de l'homme.

Dès lors, on voit bien qu'aujourd'hui le débat sur l'immigration, c'est un débat sur la France. La question n'est plus : « Qui héberge-t-on ? », ou bien « qui intégrons-nous ? », mais « pourquoi héberger » et « à quoi intégrer ? »

Une France dont les racines sont plurielles, qui met sa loi sous le regard de la Déclaration des droits de l'homme, qui refuse le seul argument de l'autorité mais qui ne renonce à aucun élément de sa souveraineté, qui enseigne son histoire et écoute celle des autres ; une France qui sait être hospitalière dès lors qu'on ne la menace pas d'un mépris de son droit : voilà ce qui pourrait constituer, pour ceux qui vont voter, une commune ambition.


François Léotard, ancien ministre, est président de l'UDF.