Immigration : assez de mensonges !

par Sami Naïr [débat]


lemonde du mardi 3 septembre 1996 (Horizon-débats).

CETTE affaire des sans-papiers, la grève de la faim et l'expulsion musclée du mois d'août révèlent non seulement la cruauté mais encore la stupidité des dispositions des lois dites Pasqua de 1993 sur l'immigration. Nous sommes nombreux à l'avoir souligné depuis cette date sans émouvoir, il est vrai, ni les ministres successifs de l'intérieur ni leurs « conseillers » ‹ fascinés par la ligne bleue des échéances électorales et, surtout, par les pulsations des électeurs de l'extrême droite.

Nul besoin d'être prophète en son pays pour prévoir la suite : août 1996 n'est que le début d'un vaste et profond processus de réactions, prises de conscience et mobilisations contre les lois. Ce sont ces lois, et non quelques agitateurs oisifs, qui préparent au gouvernement actuel dix, cent, mille affaires prochaines. Pourquoi ? Tout simplement parce qu'elles ne sont ni bonnes, ni justes, ni applicables dans le respect du droit (tant que l'extrême droite n'aura pas encore imposé intégralement sa « vision » du monde).

Les défenseurs de ces lois pèchent ou par fanatique aveuglement, ou par pitoyable incompétence. Jean-Claude Barreau en est le plus redoutable symptôme. Dans son article (Le Monde du 30 août), il affirme que le Parti socialiste partageait, lorsqu'il gouvernait, le « mythe » de l'« immigration zéro » avec toute la classe politique. C'est un mensonge pur et simple. Jamais le PS n'a fait de ce thème son objectif politique. Il a fallu attendre l'arrivée de M. Pasqua, que conseillait M. Barreau, pour entendre parler du « mythe » de l'immigration zéro comme but de la politique gouvernementale. S'il faut critiquer le PS en matière d'immigration, ce n'est pas pour cette invention aberrante, mais pour avoir rogné petit à petit les droits des immigrés légalement installés (surtout en ce qui concerne le regroupement familial), et ainsi plus ou moins préparé le terrain à MM. Pasqua et Debré, qui eux-mêmes font inconsciemment le lit de M. Le Pen.

M. Barreau affirme qu'il y avait un « accord » dans la classe politique pour réduire « au maximum » l'immigration régulière. Il y a au moins un très sérieux désaccord sur les moyens de parvenir à cet objectif. La lutte contre les flux migratoires illégaux ne peut se faire au mépris du droit des gens. Ceci n'est pas un point de détail.

Les immigrés de l'intérieur sont les otages et de l'État et des nouveaux candidats à l'immigration. De l'État, parce que leur sécurité dépend désormais de sa capacité à lutter contre les flux nouveaux. Des nouveaux candidats, parce qu'ils sont utilisés comme une menace contre les immigrés légalement installés.

Le PS ‹ que je ne défends absolument pas tant sa politique en la matière a été couarde et hypocrite ‹ fait preuve, selon M. Barreau, de « démagogie suicidaire » parce qu'il soulève les questions du regroupement familial et du droit du sol. Il irait ainsi contre le « sentiment des électeurs ». S'il s'agissait de ne jamais aller contre le « sentiment » des électeurs, la peine de mort ne serait pas abolie dans ce pays; le racisme pourrait même devenir la philosophie officielle de l'État. L'affaire des reclus de Saint-Bernard a mis clairement en évidence la nuisance des lois Pasqua parce qu'elle en a révélé, sur trois points, les aberrations : droit du sol, regroupement familial, droit d'asile.

Sur la remise en question du droit du sol, jamais aucune justification sérieuse n'a été apportée à la modification de l'article 44 du code de la nationalité, qui supprime l'acquisition automatique de la nationalité à la majorité pour l'enfant né en France de parents étrangers. La seule excuse officiellement avouée était qu'on ne voulait pas que ces enfants deviennent français « malgré eux ». Argument parfaitement cynique : on n'a jamais vu des enfants d'immigrés clamer qu'ils ne voulaient pas être français. Pourquoi placer l'enfant jusqu'à seize ans, c'est-à-dire dans la période de socialisation où il a le plus besoin d'affirmer son appartenance, dans la condition de l'étranger et lui refuser la chance d'être français ? Pourquoi, sinon parce qu'on ne veut pas de ces nouveaux citoyens en raison de leurs origines ethniques, culturelles et confessionnelles ? Pourquoi ne pas favoriser la rupture des liens d'allégeance pour ceux qui veulent quitter la nationalité française ‹ et qui n'ont jamais dépassé quelques dizaines ‹, et renforcer les liens d'appartenance pour ceux qui choisissent la France ? M. Barreau applaudit comme une victoire le fait que des dizaines de milliers d'enfants demandent aujourd'hui la nationalité française. C'est très précisément la preuve qu'il était inutile de remettre en question le droit du sol.

Sur le droit d'asile : on nous dit maintenant que « le droit d'asile dépend d'une convention internationale », en l'occurrence les accords de Schengen (la belle et blanche Europe !), et que c'est Michel Rocard qui a réformé l'Ofpra (« à juste titre », écrit M. Barreau) pour remettre en cause cet accord. Deux remarques :

En acceptant la modification de l'Ofpra, M. Rocard a tenu à maintenir pour le demandeur d'asile la garantie de saisine d'un État tiers au cas d'un refus qui lui serait opposé par l'État requis. M. Pasqua a fait sauter cette clause en 1993 alors que le Conseil constitutionnel avait réaffirmé ce droit de saisine.

Il n'est pas vrai que la convention de Schengen oblige l'État qui ne le souhaite pas à avoir une application restrictive du droit d'asile. Le titre II, chapitre 7, paragraphe 4 de l'article 29 de la convention d'application des accords de Schengen donne le droit à l'État qui le souhaite de réétudier une demande d'asile refusée par un autre État.

Le regroupement familial : il n'est pas vrai que les normes n'ont pas changé par rapport à l'époque du PS ‹ « à part le délai pour le demandeur », comme l'affirme M. Barreau. L'objectif affiché par la loi sur le regroupement familial était « d'assurer une intégration réelle en créant un véritable statut du regroupement familial... en garantissant l'insertion paisible et durable des familles » (intervention de M. Pasqua à l'Assemblée nationale le 15 juin 1993).

On soumet désormais ce bon principe à des conditions très strictes : instauration d'un délai de deux ans et nécessité de justifier de ressources personnelles stables et suffisantes (ce qui signifie que sont exclus de ces ressources un second salaire ainsi que les aides familiales).

Le regroupement doit maintenant être effectué en une seule fois pour toute la famille, ce qui rend encore plus difficile la réalisation des conditions de ressources et de logement dès lors que la famille est importante. Le maire a aujourd'hui l'autorité de donner un avis motivé sur les conditions de ressources et de logement du demandeur. Nul besoin d'aller à Toulon, Marignane ou Orange pour savoir que dans des centaines de mairies se pratiquent aujourd'hui l'apartheid et le refus à l'égard des demandeurs.

Jamais, depuis Vichy, on n'avait vu une telle hargne contre les immigrés et les étrangers. Les lois dites Pasqua sont injustes et néfastes. Il faut les modifier. Il faut réinstaurer le droit du sol. Il faut élaborer une grande politique de l'immigration, qui en fasse un lien avec le pays d'origine et une chance pour la France.


Sami Naïr est professeur de sciences politiques à l'université Paris-VIII.