Pour les pétitionnaires

par Sami Naïr [débat]


lemonde du vendredi 21 février 1997 (Horizons-Débats).

La gent intellectuelle française étonnera toujours. Depuis plusieurs années, elle oscille entre l'apologie de la pensée unique et sa dénonciation. Attitude contradictoire, qui garantit un résultat cohérent : quoi que vous fassiez, vous êtes sûr d'être pris à contre-pied. La question de l'immigration est au coeur de cette pensée unique. Un consencus mou existe sur ce thème qui fait que, en dehors de quelques intellectuels indignés ou spécialistes de l'action caritative, aucun de nos grands mentors de l'esprit ne s'est prononcé sur une politique qui, depuis quinze ans, fait des étrangers et des immigrés les bêtes noires de la société française.

Or, pour la première fois depuis le début des années 80, un vaste mouvement de protestation surgit, qui rassemble des gens venus d'horizons divers dans le refus d'obéir à des « lois inhumaines » et dans la dénonciation de la dérive des principes fondateurs de la République française elle-même. Cinéastes, comédiens, metteurs en scène de théâtre, écrivains, journalistes, traducteurs, universitaires, chercheurs, acteurs, musiciens, éditeurs, libraires, psychanalystes, responsables associatifs, dessinateurs, avocats, architectes, et j'en passe, disent aujourd'hui : assez ! Assez de démagogie, assez d'humiliations, assez de sadisme juridico-policier qui font des étrangers et des immigrés les premiers cobayes de la mise au pas que certains apprentis sorciers étendront inévitablement au reste de la société française, si on les laisse faire.

Oui, les pétitionnaires ont aujourd'hui donné un coup d'arrêt salvateur à cette dynamique. Ils n'ont pas seulement dit non aux lois Pasqua et au projet Debré, mais aussi et surtout à tous les partis qui gèrent l'immigration comme une marchandise politique dans leurs joutes électorales vides de sens, sinon celui de la voracité du pouvoir.

Ce mouvement était déjà inscrit en germe dans la mobilisation autour des sans-papiers de l'église Saint-Bernard, en août 1996. Déjà là, il était clair qu'une partie inattendue de la société française apparaissait en dehors des partis politiques et affirmait sa solidarité avec les immigrés. Mais comme d'habitude les partis politique et le pouvoir crurent l'affaire réglée après que les haches eurent violé le sanctuaire sacré...

Il fallait être singulièrement aveugle pour ne pas voir que le mouvement de solidarité, loin de disparaître, ne faisait que plonger profondément au coeur de la société pour réapparaître, ailleurs et sous d'autres formes, plus déterminé encore. Depuis cette époque, il est évident que quelque chose a basculé en France. La dissidence actuelle en témoigne clairement. Mais voilà aussi, pour la première fois, des récriminations contre ce mouvement venues non des traditionnels soutiens de l'ordre, mais de quelques intellectuels qui s'offusquent de voir leurs semblables s'insurger contre le projet Debré au prétexte qu'une telle ire dissimulerait mal l'isolement et la coupure des pétitionnaires d'avec le peuple. Certains parlent de mouvement « élitiste », d'autres y voient un écran de fumée face au « vrai » problème de la société française, qui est celui de la « fracture » sociale... En somme, si vous prenez position contre la politique actuelle en matière de droits de l'homme et d'immigration, c'est soit que vous êtes coupé du « peuple » (qui est supposé « penser » autrement), soit que vous vous rendez coupable d'une manipulation « médiatique » supplémentaire, puisque le « vrai » problème n'est pas l'immigration. Ils vous disent : moins on parle d'immigration, mieux ça vaut, car plus on en parle, plus on fait le jeu du Front national. La politique du silence est très précisément ce que recherche le pouvoir actuel, qui pioche dans le programme du FN en feignant de le dénoncer et fait de l'institutionnalisation de la xénophobie une règle de comportement politico-électoral.

L'action des pétitionnaires est en réalité un vrai, un grand, un profond mouvement historique et symbolique. Pas seulement parce qu'elle dénonce l'infamie progressivement imposée aux étrangers et aux immigrés en France, mais aussi et surtout parce qu'elle brise le consensus mou qui s'est établi ici entre les partis politiques de droite et ceux de gauche. Consensus dont le contenu est fondé sur une donnée simple : il n'est pas possible de se battre contre la montée du néofascisme en défendant la légitimité du droit des immigrés à une vie décente et des étrangers à être accueillis convenablement.

C'est très précisément cette lâcheté que les pétitionnaires dénoncent et rejettent. Réellement plongés dans la vie quotidienne, ils savent pertinemment qu'avec les lois Pasqua et le projet Debré pas un seul citoyen ne pourra se targuer d'être en dehors de leur champ d'application. Vous ne pouvez plus inviter d'ami étranger sans devoir vous débattre dans des difficultés kafkaïennes, vous ne pouvez plus héberger un immigré sans risquer d'être condamné s'il n'est pas légalement installé en France. Bref, vous devenez à la fois auxilliaire de la police des frontières, délateur et parfois bourreau. Il faut être tout à fait coupé de la réalité pour ne pas sentir autour de soi les effets de cette politique répressive.

L'immigration, après quinze années de démagogie et d'hypocrisie, est devenue dans les faits une affaire de responsabilité collective. Et c'est cela que refusent les pétitionnaires. En réalité, ceux qui leur reprochent leur prise de position méconnaissent une contradiction fondamentale qui oppose une partie de la population alimentée par les discours de haine et d'exclusion, qui subit le chômage, la difficulté d'être dans les cités-dortoirs, l'effondrement d'un univers stable, l'absence d'avenir, l'insécurité devant la montée de la guerre de « tous contre tous » engendrée par le libéralisme triomphant - et qui se replie sur elle-même et accepte la transformation de l'étranger et de l'immigré en bouc émissaire - et, d'autre part , la tension contraire d'une grande partie des élites culturelles, qui ne veulent pas renoncer à l'humanisme et à l'idéal républicain d'universalité et de citoyenneté solidaire.

Il ne s'agit pas là seulement de deux courants, il s'agit au fond de deux angoisses qui, depuis plusieurs années, on divorcé l'une de l'autre. Le mouvement pétitionnaire est, en ce sens, une tentative, certes partielle mais ô combien significative, de combler la séparation entre ces deux angoisses. Il dit à la société ce que les partis ne sont pas capables de proclamer : que la solidarité avec les victimes de la répression injuste est une valeur. Il féconde ainsi, au-delà et contre tous les calculs politiciens, l'opinion publique dans un sens qu'elle n'a plus coutume d'entendre : l'universalité pratique et effective.

Les partis politiques se sont montrés, depuis quinze ans, incapables de conjurer le chômage, la dégradation de la vie quotidienne, l'érosion des valeurs de la République. Ils ont fait de la question des étrangers et des immigrés un malédiction. Est-ce une tare si, pour s'opposer à cela, des femmes et des hommes agissent en citoyens, prennent en charge, contre la répression dans le silence, la souffrance des victimes ?


Sami Naïr est professeur de science politique à l'université Paris-VIII.