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par
Marc CHEMILLIER
Je vais vous parler du site Internet des Africains sans-papiers de l'église Saint-Bernard. Le mouvement des sans-papiers a commencé en mars 96 lorsque 300 Africains sans-papiers ont occupé l'église Saint-Ambroise à Paris. Ils réclamaient la régularisation de leur situation. Et ce mouvement a pris une ampleur beaucoup plus importante que ce qu'on pouvait imaginer au début, puisqu'en fait, il dure toujours. Les Africains de l'église Saint-Ambroise sont toujours regroupés, pour une partie d'entre eux, ceux qui n'ont pas de papiers et ceux qui restent solidaires, dans la rue du faubourg Poissonnière à Paris. Et le mouvement s'est aussi étendu à toute la France. On a actuellement à Lille une grève de la faim qui dure depuis plus de 40 jours, par des sans-papiers qui réclament leur régularisation dans le cadre de la circulaire Chevènement.
Je vais vous présenter en quelques mots le site Internet des sans-papiers de Saint-Bernard. Pas tellement le contenu, parce que ça, tout le monde peut aller le voir par soi-même. Mais ce que je voudrais essayer de dire ici, c'est comment ce site Internet consacré à la lutte des sans-papiers s'est articulé avec le mouvement lui-même, comment il a été créé, dans quelles conditions, et dans quel but. Et puis comment concrètement, cela a fonctionné en relation avec les Africains sans-papiers de l'église Saint-Bernard.
Le site est extrèmement simple dans sa présentation. On a essentiellement des textes et des photos. Parmi les textes, ce sont principalement des textes des sans-papiers eux-mêmes, des tracts, des communiqués, la plupart des textes qu'ils ont écrits, voire même des entretiens réalisés avec les délégués. Le site est traduit en de nombreuses langues, bien sûr des langues européennes français, anglais, etc., mais aussi l'esperanto, et puis évidemment, comme il s'agit d'un mouvement d'Africains, il y a quelques langues africaines : le wolof, le bamanankan, le soninké.
Mais il n'y a pas que des textes des sans-papiers eux-mêmes. Il y a aussi des textes du gouvernement, des associations, des Églises, qui ont un rapport direct avec la lutte des sans-papiers. Par exemple, le site des sans-papiers de Saint-Bernard est actuellement le seul moyen de consulter (partiellement) le rapport de Sami Naïr sur immigration et développement... Un autre exemple est le discours de Jacques Chirac du 14 juillet 96, plus précisément le passage dans ce discours qui concernait l'immigration. Ce discours est important parce que, au mois de juillet 96, c'était le début de l'occupation de l'église Saint-Bernard qui devait conduire à l'évacuation du 23 août. Évidemment, il y avait une certaine tension à ce moment-là entre le gouvernement et les sans-papiers, et dans son discours du 14 juillet, le chef de l'État avait été interrogé sur la question de l'immigration. Et c'est là que Jacques Chirac avait énoncé ses idées sur la notion de " signal fort ". Il avait dit qu'il faut donner un signal fort pour, grosso-modo, dissuader les étrangers de venir clandestinement en France. Il est intéressant d'écouter ce passage du discours, parce que je pense qu'il donne les clés du mouvement des sans-papiers, si on peut dire. À noter que c'est un extrait sonore. Le site des sans-papiers contient des extraits sonores, et même un bout de vidéo.
Pourquoi je pense que c'est un élément extrèmement important ? Pour la raison suivante : l'idée de "signal", c'était précisément le sens de la démarche des sans-papiers. Depuis le départ, le but des sans-papiers, c'était justement d'envoyer des signaux, en direction du gouvernement bien sûr, mais aussi de l'opinion publique. Donc d'une certaine manière, au moment de l'évacuation de Saint-Bernard le 23 août 96, les objectifs du gouvernement coïncidaient, si on peut dire, avec ceux des sans-papiers, c'est-à-dire envoyer des signaux, le plus de signaux possible, pour dire il y a un problème avec les sans-papiers, et la manière dont on considère l'immigration en France.
Cela nous amène au site Internet des sans-papiers, parce que celui-ci a participé à sa façon, au projet des sans-papiers d'envoyer des signaux. La motivation initiale du site Internet, c'était d'envoyer des signaux, de contribuer à la médiatisation de la lutte des sans-papiers.
Puisque j'ai parlé de l'évacuation de Saint-Bernard et de l'écho qu'elle a eu à l'échelle planétaire, il faut préciser que le site des sans-papiers a été créé AVANT cette date. C'est important parce que le site des sans-papiers n'est pas une sorte de récupération de cet événement médiatique considérable. Il a été créé début juillet, et il a accompagné toute l'occupation de Saint-Bernard, ainsi que la grève de la faim qui a eu lieu dans l'église. On peut noter, d'ailleurs, que dès qu'on a commencé à recevoir des messages de solidarité, ce qui n'a pas tardé, Ababacar Diop qui était délégué des familles, lisait les messages de solidarité aux grèvistes qui étaient installés dans l'église. Donc le site Internet des sans-papiers a accompagné, d'une certaine manière, cet épisode de la lutte.
Je vais maintenant faire quelques remarques sur l'organisation du site des sans-papiers, puisque j'ai retracé le moment de sa création, et le contexte dans lequel ça a eu lieu. Mais on peut au passage dire quelques mots de cette espèce de paradoxe de la présence des sans-papiers sur Internet. Je dis paradoxe parce que l'une des choses qui a fait couler de l'encre sur le mouvement des sans-papiers, c'est la manière dont ils ont utilisé les technologies de communication. Vous avez probablement vu cette image d'Ababacar Diop, délégué des familles, avec son téléphone portable. Pour les médias, ça avait quelque chose d'insolite que des sans-papiers, en train de "squatter" une église ou bien des entrepôts de la SNCF, soient équipés avec le nec plus ultra des technologies de communication comme le téléphone portable. Évidemment, leur présence sur Internet est aussi allée dans le même sens. En fait, il n'y avait aucun mystère dans cette utilisation des moyens de communication par les sans-papiers. Ils maîtrisaient parfaitement la chose.
On peut le montrer avec un enregistrement qui va bien resituer les choses. C'est une conférence de presse qui a eu lieu à la Cartoucherie de Vincennes, organisée par Ariane Mnouchkine au début du mois d'avril 96. Voilà ce que dit Ababacar Diop, début avril 96, quelques semaines après le début du mouvement.
Ababacar Diop à la Cartoucherie de Vincennes début avril 1996
Voilà comment le site des sans-papiers de Saint-Bernard trouvait tout naturellement sa place dans leur mouvement, et dans leur projet de faire connaître leur situation, de dire quelques chose au gouvernement et à l'opinion publique.
L'image ci-dessus est métaphorique, non seulement parce que les sans-papiers, sauf Ababacar Diop, n'ont pas participé directement au site Internet, mais aussi parce qu'il n'y a pas de lieu géographique où des internautes se retrouvent pour développer ce site. Le site Internet des sans-papiers n'est un lieu d'échange, de réunion, de collaboration QUE sur Internet, c'est-à-dire dans l'espace métaphorique d'Internet, dans le cyberespace. Tout le monde travaille chez soi, de manière délocalisée, et on ne se rencontre occasionnellement, pour ceux qui habitent la région parisienne, que lors des manifestations, ou éventuellement si on fait un bon dîner ensemble. La plupart des traducteurs qui ont contribué l'ont fait à distance, en envoyant leur traduction par Internet en attachement.
La rencontre entre les membres de l'équipe du site Web des sans-papiers se fait essentiellement par Internet. Même la constitution de l'équipe s'est faite en partie comme ça. La plupart des personnes se sont faites connaître par Internet en proposant leur aide.
Si l'équipe du site Internet des sans-papiers est dispersée dans l'espace, ce qui est intéressant, c'est que le site lui-même est aussi dispersé dans l'espace. Il n'y a pas d'"unité de lieu" du site Web des sans-papiers. La machine qui héberge le site Pajol se trouve à San-Francisco. Déjà, c'est amusant, parce que le site des sans-papiers de France se trouve... à l'étranger. Mais en plus, cette machine ne contient pas tout le site des sans-papiers. Il y a une partie qui est délocalisée, par exemple les archives de la liste de diffusion des sans-papiers se trouvent en partie à San-Francisco, et en partie sur une autre machine, à Paris.
Cette dispersion dans l'espace illustre ce que Joël de Rosnay appelle la propriété d'"intercommutabilité" d'Internet, c'est-à-dire le fait qu'un lien hypertexte puisse renvoyer aussi facilement à une autre page du même site, qu'à une page d'un site se trouvant à l'autre bout de la planète. Dès le départ, comme le rappelle Ababacar dans l'extrait ci-dessus, le site Internet des sans-papiers était constitué d'éléments éparpillés. Puisque la première intervention des sans-papiers sur Internet était sur le site Parténia, le site Internet des sans-papiers créé en juillet 96 a d'emblée mis un lien vers cet entretien. À l'heure actuelle, la présence des sans-papiers sur Internet ne se réduit pas à un seul site, mais regroupe un ensemble de sites connectés entre eux.
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Pour essayer de dessiner les contours de cette nébuleuse des sans-papiers sur Internet, j'ai tracé un certain nombre de cases. La première colonne représente les sites créés avant l'évacuation de Saint-Bernard, c'est-à-dire avant cet événement qui a été un tournant dans le mouvement des sans-papiers. On a bien sûr le site Pajol, mais également le site Parténia, qui est la première intervention des sans-papiers sur le Web (et il faudrait rajouter les archives de la liste CONFLITS_L qui mentionnent déjà les sans-papiers au 11ème jour du mouvement le 29 mars 96).
Dans la deuxième colonne, on se trouve après l'évacuation de Saint-Bernard. On a un reportage photographique sur l'assaut des CRS, réalisé par Digipresse. Puis une présentation du disque CD enregistré pour les sans-papiers, présentant l'hymne des sans-papiers, qui a beaucoup été chanté dans les manifestations. On a des extraits de ce disque, une photo, etc. Autre élément connecté à la lutte des sans-papiers, c'est le collectif "Des papiers pour tous" sur le site de samizdat. Également un reportage sur une rencontre qui avait eu lieu à l'automne 96 entre les sans-papiers et les zapatistes.
Dans la colonne suivante, on a une série de sites Web liés à la lutte des sans-papiers, qui forment un ensemble. On est en février 97, et il s'agit de la trace sur le Web du mouvement pétitionnaire contre la loi Debré. A ce moment-là, il y a eu une éclosion de sites sur Internet consacrés à ce mouvement. Le site de Libération avait consacré des pages à la pétition. Puis un certain nombre d'autres sites, celui du ruban vert par exemple, ou celui du réseau Voltaire, qui avaient aidé à faire signer la pétition des cinéastes.
Encore deux autres sites qui sont apparus ultérieurement. L'un au moment de la Documenta X, cette grande exposition d'art contemporain qui a lieu tous les cinq ans à Kassel. Les sans-papiers ont été présents, indirectement, dans l'Hybrid Workspace de la Documenta (espace de communication pour des associations et des mouvements). A ce moment-là, il y a eu un échange CU-seeme entre Kassel et Paris, et les archives de cet échange sont sur le Web. Et puis le dernier en date qui a servi à la lutte des sans-papiers, c'est le serveur SOS-Net créé il y a quelques mois, un serveur d'assistance juridique aux sans-papiers qui a évidemment un intérêt considérable à l'heure actuelle, dans le cadre de la procédure de régularisation de la circulaire Chevènement.
Je vais m'arrêter là, sur cette image de la présence des sans-papiers sur Internet, qui est, en quelque sorte, une synergie d'initiatives diverses, dont le site Pajol que j'ai présenté n'est qu'un élément. Tous ces différents sites dont je viens de parler (et sans doute d'autres que j'ai oubliés...) participent à la médiatisation de la lutte, et aident les sans-papiers, grâce à ce système de liens qui est propre à Internet, et qui en fait l'une de ses qualités majeures.