Entretien avec Florian Schneider

Propos recueillis à Kassel le 4 juillet 1997 [kassel]


dX français / english

Florian Schneider est membre de N.S.I.A.M.P., un petit groupe d'activistes, d'artistes, de réalisateurs de films, de photographes d'Allemagne et d'ailleurs. Ils ont organisé l'atelier [au delà de la frontière] pour l'Hybrid WorkSpace de la Documenta X à Kassel. Leur combat politique essentiel est la défense des immigrés et des réfugiés, avec ou sans papiers, dans leur lutte pour vivre là où ils veulent, et comme ils veulent. Parmi eux, il faut mentionner Gisela Seidler qui est la juriste, Jochen Kraus qui est l'orfèvre en vidéo, Christiane Suppan également, Ralf Homann qui produit de grandes émissions de radio, Marily Stroux qui est photographe de Hambourg, et encore beaucoup d'autres personnes, de Kassel, Francfort, Berlin, et d'ailleurs. À Kassel, un grand nombre de groupes antiracistes allemands se sont retrouvés et ont lancé la campagne "personne n'est illégal". Le principal résultat après dix jours est que près de 1.000 personnes ou groupes ont signé leur appel. Cet entretien a été réalisé à Kassel, où plusieurs soutiens du mouvement des sans-papiers de France sont venus s'associer à eux, et en particulier des membres de l'équipe du Web 'pajol', le site Web des sans-papiers.

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  • Florian, il semble que dans votre groupe [au delà de la frontière], vous soyez différentes personnes d'horizons différents, toi tu es réalisateur vidéo, il y a aussi une juriste, et encore d'autres spécialités. Peux-tu expliquer exactement qui fait quoi dans [au delà de la frontière] ?

    Florian Schneider : Nous nous sommes regroupés à la fin de l'année dernière, et nous avons décidé de former un nouveau groupe. La plupart d'entre nous étions des amis de longue date. Certains d'entre nous se connaissaient depuis le mouvement anti-nucléaire, certains travaillaient depuis longtemps avec des réfugiés, parmi nous se trouvent des physiciens, des juristes, mais aussi des artistes et des journalistes. Nous voulions redynamiser une action anti-raciste politique. Cela veut dire une action concrète et directe, car nous ne sommes pas intéressés dans une quelconque fonction de représentation. Depuis le début, nous travaillons avec des groupes qui sont actifs depuis 8 ou 10 ans. L'idée était de mettre en commun nos spécialités propres, mais aussi d'associer une longue expérience des luttes politiques, avec l'optimisme propre à des nouveau venus.

  • La création d'[au delà de la frontière] est-elle liée au mouvement des sans-papiers de France ?

    Oui, absolument, c'est lié. Nous nous sommes retrouvés à la fin de l'automne l'année dernière, et la principale raison était qu'il se passait quelque chose à Paris. Nous n'étions pas très bien informés par la presse, par les médias. Aussi avons-nous décidé de nous renseigner par nous-même. Nous avions tous le sentiment que le mouvement des sans-papiers était quelque chose de complètement nouveau. Notre premier but fut d'établir la connexion avec Paris. Et ainsi nous avons décidé : « ok, nous devons diffuser cette information ». Nous avons organisé un meeting à la fin d'avril à Munich et nous avons invité beaucoup de gens différents : quelqu'un de Berlin, qui fait partie d'un centre de recherche sur les migrations, a parlé de la situation des réfugiés en Europe de l'est, des réfugiés qui veulent entrer en Europe, en Allemagne. Ils doivent traverser la Pologne, la Tchécoslovaquie, la Hongrie, l'Ukraine. Un autre intervenant a présenté « Action pour les réfugiés » - ce qui signifie que les gens déclarent publiquement qu'ils hébergent des réfugiés ou des clandestins, de ceux qu'on appelle « clandestins ». Nous avons présenté deux contributions de notre groupe, l'une sur un plan plus théorique et général, l'autre pour montrer l'importance du combat d'aujourd'hui contre la politique de fermeture des frontières d'un point de vue très concret. Nous avons invité aussi un porte-parole du mouvement des sans-papiers, qui est venu parler de l'histoire du mouvement et de la situation réelle des sans-papiers en France. Le meeting a été un grand succès, non seulement parce que beaucoup de gens sont venus, mais aussi parce qu'il y avait une grande diversité de contenu, et de la conviction. Personnellement, j'ai été très impressionné par l'ambiance. Imagine, cela a duré près de quatre heures de conférences sans interruption, et très peu de discussions.

  • Comment avez-vous été informés du mouvement des sans-papiers à Paris quand ça a commencé. Est-ce que c'était par les médias traditionnels, ou par Internet, ou les deux ? Et quelle a été la place d'Internet dans ce processus de communication ?

    Depuis six mois, tous nos contacts avec Paris et en France se développent principalement via Internet ; c'est notre première expérience de ce type. Certains d'entre nous ont un usage privé du e-mail, ou pour leur profession. Mais c'est la première fois que nous l'utilisons pour une action politique. Et du fait de l'arrière-plan politique, c'est une expérience très étrange d'entrer en contact avec des gens qu'on a jamais vus avant, et que peut-être on ne reverra pas pour plusieurs semaines ou plusieurs mois, et c'est aussi une grande surprise et beaucoup de plaisir de rencontrer les gens pour de vrai :) Depuis le début de décembre, dès que nous nous sommes inscrits à la liste de diffusion 'zpajol', nous avions l'impression de faire partie du mouvement, parce que nous étions tellement bien informés, sur tout ce qui se passait, particulièrement la montée du mouvement protestataire contre les lois Debré, et aussi à propos de la lutte des sans-papiers et de leurs soutiens. Ainsi c'était une chance pour nous de ne pas être limités à un seul point de vue subjectif, mais de recevoir des informations de tous les différents groupes. De cette manière, c'est beaucoup plus facile d'avoir une idée d'ensemble, et de se rendre compte de la diversité du mouvement, et à quel point il est vivant. Nous avions entendu parler de la lutte des sans-papiers dans les médias, mais cela se résumait souvent à à quelques considérations médiocres contre les immigrés.

  • A propos des médias, que penses-tu que l'on peux faire avec les médias, pour soutenir des mouvements comme celui des sans-papiers, en utilisant Internet, la vidéo, etc. Tu es un réalisateur de vidéo, quelles sont tes idées sur la manière d'utiliser la vidéo dans ce contexte ?

    J'ai passé quelques jours à Amsterdam il y a deux semaines, pendant le sommet de l'Euro, et j'ai participé là-bas à quelques expérience très intéressantes. Toutes les manifestations et toutes les actions contre le sommet de l'Euro étaient immédiatement diffusées par la communauté Internet. Des gens travaillaient intensément à la réseau-diffusion des protestations à l'échelle de tout le globe. Cela semble être une voie féconde pour le futur, car le medium ne coûte pas cher, et il n'est pas soumis à la censure des autorités étatiques, des agences de presse, et des journalistes. Et toute personne a la possibilité de devenir un émetteur, voire même une chaine de télévision, ou un récepteur d'informations et d'actions en même temps. Et je veux dire, les nouvelles technologies vont introduire un changement considérable, c'est évident. Et nous devons étudier comment utiliser ces nouvelles technologies, non seulement pour publier des tracts électroniques à la place de nos tracts sur papiers, mais surtout pour un nouveau type d'action politique et de communication ; nous devons tester ces nouvelles possibilités prometteuses, et aussi brosser le foin publicitaire, puis nous verrons ce qu'il arrivera. Ce que nous voulons éviter, c'est de perdre notre temps avec des gadgets électroniques, ou des jeux commerciaux débiles.

  • A propos de la Documenta, ici, vous pouvez parler de clandestins à l'intérieur d'une des plus grandes manifestations d'art contemporain. Je pense que cela ne serait pas si facile en France. Penses-tu que c'est plus facile en Allemagne, ou bien est-ce qu'il y a un contexte particulier ici, à la Documenta ? Après tout, c'est bien de clandestins que vous parlez ici !...

    Oui, bien sûr, nous avons été un peu surpris nous aussi. D'un côté, nous avons une liberté de fous ici, nous pouvons raconter ce que nous voulons, nous pouvons faire ce que nous voulons. Dimanche dernier, nous avons organisé un bureau d'échange de passeports, et nous demandions aux gens de donner leur passeport pour en faire cadeau à ceux qui en ont le plus besoin, c'est-à-dire des sans-papiers ou comme on dit, des clandestins. Un policier est entré, et il a demandé : « est-ce que c'est de l'art ou pas ? qu'est-ce que vous allez faire avec les passeports ? » Nous avons décidé de ne pas répondre clairement, mais de lui demander de donner ses papiers ou son passeport. Il a refusé de donner son passeport, mais il a promis de parler à ses supérieurs de cette action, ce que nous attendions de lui. Il semble que nous puisssions faire tout ce qui nous passe par la tête. C'est une grande possibilité et c'est très marrant, mais en même temps, cela me rend un peu nerveux, parce qu'en face, il n'y a pas de réaction. C'est le problème principal dans un tel contexte artistique. Nous avons accepté la possibilité de faire de la politique ici parce que c'est très important, en ce moment, de diffuser largement la campagne que nous avons commencée, et de faire connaître nos objectifs, de les faire connaître le plus largement possible. C'est la raison pour laquelle nous sommes là. Je veux dire, il y a beaucoup d'actions que nous aurions préférées, des vraies actions, pas des actions virtuelles comme ici. En France, je me souviens du festival de Cannes, et de la présence là-bas des sans-papiers et de leurs soutiens. Ils n'étaient pas officiellement invités comme nous le sommes, mais ils l'ont quand même utilisé pour leur cause. Je pense qu'on ne devrait pas faire une différence entre le fait d'être autorisé à faire quelque chose, et le fait de ne pas l'être. Dès que nous avons décidé de rencontrer le public pour des actions, nous avons proposé de venir ici, parce que c'est une bonne initiative et c'est utile ; et de ne pas se demander « est-ce que nous sommes récupérés par une institution ou pas ? » Nous avons décidé que nous avions quelque chose à dire, et que nous avions à le dire dès maintenant. Et nous utilisons toutes les possibilités de le dire.

  • A propos de la campagne, peux-tu nous dire coment ça marche ? Est-ce que c'est ok ?

    Nous avons commencé très doucement, parce qu'un grand nombre de groupes que nous avons rencontrés samedi dernier, travaillent sur le sujet depuis dix ans, certains depuis douze ans. Et ils sont vraiment fatigués de démarrer une nouvelle campagne chaque année. C'est pourquoi nous avons décidé de démarrer cette campagne et d'utiliser la Documenta X, et on verra après, si ça marche ou pas. Et ensuite nous continuerons de manière décentralisée. Il n'y a pas de centre, d'organisation centrale, ni d'appel pour une manifestation ou une action coordonnées dans plusieurs villes au même moment. Tous les groupes qui soutiennent l'appel sont en partie responsables de l'avenir de la campagne, et chaque groupe décide lui-même de la meilleur manière. Nous prévoyons de publier l'appel "personne n'est illégal" dans différents journaux, mais chaque groupe, chaque ville est libre de collecter des fonds pour publier l'appel dans ses journaux. Nous essayons quelque chose de nouveau, et nous ne voulons pas de planification, il ne s'agit pas de faire un nouveau parti ou une nouvelle ONG. C'est plutôt comme une campagne à la base, et la principale idée est d'établir beaucoup de communication entre les différentes composantes du mouvement antiraciste. Et en même temps, il faut communiquer pour atteindre tout le monde. Et nous allons essayer d'utiliser les nouvelles possibilités d'Internet, et particuièrement du e-mail et des newsgroups. Nous les utiliserons pour des discussions permanentes et pour l'information de tous les groupes sur l'état actuel de la campagne.

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