Entretien avec Madjiguène Cissé

Propos recueillis par Marc et Fil le 12 novembre 1998. [index]


Madjiguène répond aux questions d'abord en français, puis en allemand. Transcription du texte français et montage audio par Annick. Transcription du texte allemand et traduction des questions par Claudia Lenzner. Photos prises par Pascal Lafay lors du centenaire de la Ligue des droits de l'homme les 8-10 mai 1998.
français / deutsch
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  • Madjiguène, à Limeil-Brévannes la grève de la faim arrive à 70 jours...

    Madjiguène Cissé : C'est une situation qui est devenue dramatique, parce qu'on en est aujourd'hui à 73 jours de grève de la faim. Jusqu'à présent la préfecture du Val-de-Marne bloque toutes les portes et on se retrouve dans une situation où les sans-papiers sont pris au piège. Ils n'ont pas les papiers, ils ont tous reçu un arrêté de reconduite à la frontière, et la préfecture reste de marbre. C'est ça la situation. Les grévistes de Limeil-Brévannes ont du accepter de s'alimenter après avoir reçu de la préfecture du Val-de-Marne un récépissé pour soins. C'est-à-dire que le problème demeure, pour eux, pour les non-grévistes du collectif, pour tous les autres sans-papiers non encore régularisés à ce jour.

  • Le maire de Limeil-Brévannes a pris une initiative courageuse, mais il a l'air d'être un peu isolé. Quelle est ton opinion sur sa position par rapport au PS et aux autres élus de la gauche ?

    Madjiguène Cissé : Je pense qu'il a fait preuve d'un courage qu'il faut saluer. Et le fait qu'il soit isolé par les autres au PS, c'est quelque chose que nous regrettons aussi en tant que sans-papiers, parce que c'est quelqu'un qui a su s'engager à un moment où les sans-papiers traversaient une période très difficile. Alors accueillir des sans-papiers dans sa mairie, à mon avis, on ne peut pas dire qu'il a commis un crime. Et il est allé même plus loin, il ne s'est pas contenté de demander la régularisation des grévistes de la faim, mais il a demandé aussi en tant que maire socialiste, la régularisation de tous les sans-papiers qui ont déposé une demande. Alors ça n'est pas ma position à moi, mais de la part d'un maire socialiste, je trouve que c'est très courageux. C'est une position que nous devons saluer en tant que sans-papiers. Alors, que les autres militants du Parti socialiste, notamment la présidente de la fédération PS du Val-de-Marne, l'ait presque insulté dans des articles de journaux, c'est regrettable. Parce que nous pensons que la position aujourd'hui du gouvernement qui se refuse de régulariser les sans-papiers qui vivent déjà ici en France, c'est une position condamnable, et le gouvernement ferme les yeux devant une situation qui est là, criante. Et la question, à savoir “ qu'est-ce qu'ils vont faire au gouvernement des déboutés de la circulaire Chevènement ? ”, elle est là. 63.000, 70.000, plus d'autres qui n'ont pas encore déposé, on ne peut pas les expuler ? Est-ce-qu'on va les laisser végéter comme ça ? Est-ce qu'on va les reconduire à la frontière et combien de temps ça pourrait durer ? Les questions sont là. Nous pensons qu'il est temps quand même que le gouvernement de Lionel Jospin regarde la réalité en face et procède à la régularisation des sans-papiers. Nous notons aussi le courage de nombreux hommes politques qui interpellent Jospin sur la régularisation, au sein même du PS, chez les Verts...

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  • Depuis l'été dernier, les médias ont fait leurs choux gras de soi-disant “ divisions ” du mouvement des sans-papiers. Qu'en penses-tu ?

    Madjiguène Cissé : Alors moi, quand on me parle de division des sans-papiers, cela me pose un peu problème. Parce que je ne sais pas si l'on peut parler de divisions des sans-papiers en tant que tels, parce que les sans-papiers ne sont pas divisés. Ce qu'on observe aujourd'hui, et que l'on peut qualifier de division, c'est le fait de certaines organisations et de certains membres de nos comités de soutien, et nous l'avons noté depuis le mois de novembre 1997 où certaines organisations françaises ont essayé de prendre beaucoup plus d'initiatives, et je dirais même ont essayé aussi de contrôler la lutte des sans-papiers, c'est-à-dire de canaliser le tout pour que ça ne déborde pas. Et ça c'est quelque chose que l'on a vécu depuis que la gauche est revenue au pouvoir.

  • Depuis de nombreux mois, il y a des problèmes par rapport à la coordination nationale ?

    Madjiguène Cissé : Alors comme je le disais tout à l'heure, ce n'est pas un problème des sans-papiers ou des problèmes entre sans-papiers. Mais depuis que la gauche est revenue au pouvoir, une partie des organisations a tout fait pour changer la configuration de la lutte des sans-papiers. C'est-à-dire que, en tant que sans-papiers, c'est-à-dire les premiers concernés, qui avaient arraché une certaine autonomie pour pouvoir diriger leur lutte eux-même, qui avaient compris aussi qu'il leur fallait être visibles pour pouvoir faire transmettre leur message, en tant que sans-papiers en lutte, nous avons dérangé. Et certaines organisations ont tout fait quand même pour effacer cette visibilité-là. C'est-à-dire, il ne fallait plus que ce soit les sans-papiers qui occupent le devant de la scène, il ne fallait plus qu'on soit visible en tant que sans-papiers en lutte, mais il fallait mettre en avant des organisations françaises. Moi, ça m'a été dit aussi par des organisations, par des membres d'organisations, qui m'ont dit : “ Madjiguène, tu sais, c'est vrai que c'est votre lutte, mais quelque part, ce pays-là, il nous appartient. Nous aussi, on a envie de prendre l'initiative ”. Alors c'était un peu ça qui était joué. Alors, les sans-papiers parmi nous qui tenaient toujours à l'autonomie et les sans-papiers parmi nous qui tenaient toujours à la plateforme de la coordination nationale - c'est-à-dire régularisation de tous les sans-papiers (pas seulement de ceux qui en ont fait la demande), fermeture des centres de rétention, régularisation par une carte de 10 ans aussi (parce que nous estimons que c'est l'acquis majeur que les étrangers aient obtenu dans ce pays, et la gauche est en train de revenir là-dessus, il faut rappeler que les cartes d'un an, c'est des cartes précaires qui ne sont même pas garanties de renouvellement), abrogation aussi bien des lois Pasqua-Debré que de la loi Chevènement. Alors tout ceux qui défendaient cette plateforme-là, certaines organisations et leurs relais au niveau des collectifs de sans-papiers ont tout fait pour les mettre à l'écart. C'est un peu ça qui s'est joué, en fait.   Il fallait aussi mettre à notre place des sans-papiers qui paraissaient quand même moins radicaux, des sans-papiers qui défendaient la nouvelle plateforme des organisations, c'est-à-dire régularisation de ceux qui en ont fait la demande, etc. De la loi Chevènement en général, on ne parle plus dans les plateformes des tracts unitaires. Et c'est ainsi qu'on en est arrivé à cette situation-là, où quelques 2-3 sans-papiers qui, moi je le dis, se font manipuler par les organisations françaises, se sont retrouvés dans une sorte de “ secrétariat national ”. Et les autres sans-papiers qui continuent à défendre la plateforme des sans-papiers et l'autonomie, se sont trouvés écartés. C'est un peu la situation que nous avons vécue depuis que la gauche est au pouvoir. C'est des divergences sur des question de fond, mais ça se comprend aussi de la part des organisations françaises, parce que en tant que sans-papiers autonomes qui ont tout fait pour se rapprocher des autres mouvements en lutte, par exemple des chômeurs, des SDF, on est devenus dangereux, et on était d'autant plus devenus dangereux que ce n'était plus Debré et Juppé qui étaient au pouvoir, mais que c'est Jospin qui est maintenant au pouvoir. Et Jospin et les organisations de soutien, ils sont très très proches, c'est un peu une nouvelle réalité aussi dans la lutte des sans-papiers.

    Pourquoi sommes-nous contre le mot d'ordre de régularisation de ceux qui en ont fait la demande ? Parce que nous voyons là une grosse injustice. Ce sont pour la plupart les associations qui avaient à l'époque des dépots de dossiers, dissuadé des sans-papiers de déposer leurs dossiers. D'autres ayant entendu parler de critères ont soupçonné un piège et ne se sont pas montrés. Ils n'ont pas eu confiance. Ces sans-papiers qui sont restés dans l'ombre se trouvent dans des situations analogues à celles de leurs camarades régularisés ou déboutés. Nous les défendons aussi.

    Alors à mon avis, une partie des organisations françaises a essayé de contrôler quand même une partie de la lutte des sans-papiers, à défaut de pouvoir tout contrôler. Moi je me dis que le Parti communiste français a essayé, en passant par certains soutiens qui nous étaient proches, de contrôler une partie de notre lutte. Et l'instrument qu'ils avaient aussi, dans les comités de soutien, c'est la LCR aussi, c'est les Trotskistes de la 4ème internationale, parce que si nous nous sommes trouvés dans une situation où un militant de la Ligue communiste révolutionnaire contrôlait le journal de la coordination nationale des sans-papiers, ça nous a posé problème. On l'a même obligé a envoyer une lettre de démission. Il a démissionné de la commission du journal des sans-papiers. Je me demande ce qu'il faisait déjà dans cette commission, au journal là, parce que moi, je ne suis pas trotskiste et je ne risque pas de me retrouver dans la commission du journal des Trotskistes de la 4ème internationale. Alors, c'est un peu des problèmes que nous avons vécus. Les organisations françaises en fait ont plutôt soutenu la ligne qui les arrangeait, c'est-à-dire la ligne qui ne paraissait pas trop extrémiste, qui ne demandait pas “ des papiers pour tous ”, qui ne critiquait pas la loi Chevènement, etc. C'est cette ligne-là qu'ils ont préféré soutenir parce que, quelque part aussi, que ça soit la CGT qui est très proche du PCF, ils se retrouvent en partie au pouvoir. C'est un peu ça que nous avons vécu depuis que la gauche est revenue au pouvoir. Récemment, nous avons noté quelques changements de position de la part de certaines organisations comme la CGT par exemple. Mais la plateforme des tracts "unitaires" reste : la régularisation de ceux qui ont déposé un dossier. Et la revendication de la carte de dix ans n'y figure pas, ni la critique de la loi Chevènement. Je pense que quand on estime qu'une plateforme est juste il faut la défendre, oser la présenter et se battre pour sa satisfaction. L'argument selon lequel il faut trouver des textes de compromis pour mobiliser large ne tient pas la route à mon avis. Je suis consciente que tout le monde ne peut pas être d'accord sur la même plateforme. Mais il est primordial pour moi que la plateforme en laquelle je crois soit connue. Pourquoi ne pas manifester tous ensemble ? Rien ne l'empêche ? Chacun peut manifester sur la base de sa plateforme.

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  • Le gouvernement n'arrête pas de répéter que le mouvement des sans-papiers est minoritaire...

    Madjiguène Cissé : Il n'y a pas que le gouvernement qui le dit. Monsieur Krivine, porte-parole de la Ligue communiste révolutionaire, le dit aussi, dit que le mouvement des sans-papiers est minoritaire. Alors je ne peux pas comprendre comment un mouvement minoritaire peut durer trois ans, je ne sais pas. Si on a pu tenir pendant trois ans, c'est que, quelque part aussi, on est compris, et que quelque part, on est soutenu dans ce pays-là. Sinon tu ne peux pas avoir de soutien et tenir une lutte aussi dure que la lutte des sans-papiers pendant trois ans. C'est pas vrai et l'argument qu'ils nous avancent, en disant que “ des papiers pour tous ” c'est pas réaliste, ça pourrait ne pas être compris par les Français, moi je trouve que c'est un faux argument. Je trouve que pour sortir de ce débat-là, pour sortir de cette sorte d'impasse dans laquelle se trouve empétrée la question des sans-papiers, il faut poser le véritable débat. Le débat, à mon avis, il faut pas le fuir. On ne peut pas me dire que les Français ne sont pas prêts à débattre. C'est le gouvernement et ceux qui le soutiennent aujourd'hui qui sont à nos côtés, qui fuient le débat. Le débat, moi je parle même pas de donner des papiers, mais le débat sur la liberté de circulation. Il faut le poser. Pourquoi ne pas le poser ? Il faut le poser, il faut qu'à un niveau très large, les citoyens de ce pays en parlent et à mon avis, c'est ce qui peut dépassionner toute cette question-là de l'immigration. Mais c'est pas en occultant le débat, et c'est pas en appliquant le programme de l'extrême-droite qu'on va régler la question des sans-papiers ou de l'immigration. A la veille de la Déclaration universelle des droits de l'homme, il est temps de poser le débat en terme d'égalité des droits.

  • Alors Madjiguène, on espère que tu seras bientôt connectée à l'Internet. Qu'est-ce que tu attends de l'utilisation de l'Internet dans la lutte des sans-papiers ?

    Madjiguène Cissé : Moi je pense que Internet c'est un outil quand même moderne de communication et depuis aussi que le site pajol existe (http://bok.net/pajol), il y a eu aussi des abonnés qui ont pu, à travers ce site, apprendre des choses sur les sans-papiers, s'informer sur l'état des lieux de la lutte des sans-papiers, qui ont pu aussi échanger, c'est-à-dire discuter sur Internet. Moi je pense que c'est un outil de communication qui nous est utile, qui nous a été utile, et qui continuera à l'être en tant que..., pour nous les sans-papiers, et je suis quand même contente de pouvoir profiter de ce nouvel outil de communication.

  • Au début de la lutte des sans-papiers, les femmes ont été très présentes. Apparemment c'est moins le cas aujourd'hui. Quelle est la place des femmes dans le mouvement des sans-papiers ?

    Madjiguène Cissé : Elles ont été au début très présentes et très actives. Mais là, on a eu aussi une opération de régularisation, et l'essentiel des femmes ont été régularisées. Alors c'est pour cela qu'on les voit moins, et les femmes aussi, traditionnellement, s'occupent beaucoup du foyer, de la maison, des enfants, etc. de telle sorte qu'elles n'ont pas autant de temps que leur mari par exemple. De telle sorte que le fait qu'il n'y ait plus beaucoup de femmes, quand même, ça se traduit sur le terrain par un manque. Les manifs, elles sont plus joyeuses quand il y a les femmes que quand il n'y a pas les femmes. Les réunions étaient plus intéressantes quand les femmes étaient là, et aujourd'hui, quand on voit les occupations d'églises où il n'y a pas de femmes du tout, c'est des occupations très tristes, il faut le reconnaître aussi. Alors l'essentiel des femmes ont été régularisées, elles sont aussi reparties pour vaquer à d'autres occupations, de sorte que l'on se retrouve avec quelques femmes seulement dans les collectifs qui continuent à lutter dans les collectifs. Alors les expulsions de femmes ne sont pas aussi fréquentes que celles des hommes, mais ça existe quand même. Les roumaines sont expulsées en grand nombre. On a eu par exemple le cas d'un sans-papiers de chez nous dont la femme a été expulsé à Dakar avec ses deux enfants. Il y a le cas aussi de Zaïroises qui sont expulsées aussi de temps en temps en Afrique, ou dans d'autres pays du Maghreb. C'est pas quelque chose que l'on voit de façon aussi fréquente que les expulsions des hommes. Je pense même que les centres de rétention pour femmes comme ça existe en Allemagne, ça n'existe pas ici, de telle sorte que la police est obligée de mettre les femmes à l'hôtel pour pouvoir les expulser, ou dans des centres mixtes où règne la promiscuité, et cela conduit à des situations comme celle que nous avons pu noter à Nanterre : une Marocaine victime de harcèlement sexuel de la part des policiers chargés de la garder. Que des hommes soient chargés de la surveillance de femmes placées en rétention, c'est inadmissible.

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  • Alors quelle est la situation des sans-papiers en Allemagne, et plus généralement ailleurs en Europe (en Espagne, etc.) ?

    Madjiguène Cissé : En Allemagne déjà, ils font une distinction plus nette entre sans-papiers et demandeurs d'asile politique. La différence est très nette, et c'est traité aussi différemment déjà. C'est une façon déjà de les diviser, les étrangers qui sont là-bas. Alors si on ne peut pas parler, par exemple, d'une auto-organisation des sans-papiers, comme on a eu à le noter ces trois dernières années en France, il y a quand même un embryon d'organisation. Il y a, par exemple, une caravane qui a été organisée par des soutiens, mais aussi à laquelle des sans-papiers ont participé cet été, et qui a visité une quarantaine de villes en Allemagne pour sensibiliser sur la situation des sans-papiers, sur le droit d'asile, sur l'immigration, sur les questions générales etc. Il y a aussi ce que l'on appelle des occupations d'églises qui avaient démarré à Cologne au mois d'avril 1998, et qui continuent aujourd'hui. Il y en a plusieurs qui sont occupées par des sans-papiers et des réfugiés qui essayent de s'organiser comme nous on le fait ici en France. Alors c'est un début, mais à mon avis, il faut un début à toutes choses. Alors nous, on a des contacts avec les sans-papiers en Allemagne, avec les organisations de soutien en Allemagne. Nous avons aussi des contacts avec d'autres sans-papiers et groupes de soutien dans d'autres pays européens, en Espagne aussi, où il y des choses qui bougent même si on n'a pas une organisation autonome de sans-papiers.   Ça bouge un peu partout, pour dire que la question des frontières même, la question de la liberté de circulation des personnes et de l'Europe de Schengen, la question de nouveaux rapports entre les pays riches et les pays pauvres, c'est une question qui aura tendance à se poser. On peut pas être à 15 mois du troisième millénaire et continuer à parler de fermeture des frontières etc. À mon avis, il faut ouvrir le débat sur l'avenir, à une époque où tout concourt pour faciliter la circulation justement, les informations circulent à la seconde près dans le monde entier, la musique circule, les marchandises circulent, les capitaux circulent - on estime à 1200 milliards de dollars par jour le nombre de capitaux qui s'échangent sur les marchés boursiers à travers le monde. - Alors la question de la circulation des personnes, à mon avis, on ne peut pas l'occulter, on est obligé de poser cette question-là, et d'essayer d'y réfléchir. Pourquoi les gens quittent les pays d'Afrique pour essayer d'immigrer dans les pays du Nord ? Pourquoi par exemple aujourd'hui le problème des frontières se pose par exemple entre les Etats-Unis et le Mexique, où les Etats-Unis qui passent pour être la première démocratie au monde sont obligés d'ériger un mur ? Pendant que le mur de Berlin tombe, il y a d'autres murs qui sont construits, il y a d'autres murs qui sont construits à Mellila par exemple pour empêcher les Nords-africains et les Africains noirs de traverser pour atteindre l'Espagne. Sur ces boat-people africains et maghrébins : les hommes politiques restent silencieux. Nous avons toujours en mémoire les mois qu'avaient suscité les situations effroyables dans lesquelles se trouvaient les boat-people vietnamiens à l'époque. Et les nouveaux boat-people ? Les morts chaque jours ? Sur ces boat-people maghrébins et africains, nos hommes politiques restent étonnament silencieux. Moi je me dis qu'on ne peut pas constater tout cela, et faire comme si cela n'existait pas. Il y a un problème, il y a une question de migrations internationales que l'on ne peut pas occulter, il y a toutes ces questions-là, liées par exemple à la dette du Tiers monde, liées aux relations pays du nord-pays du sud. C'est toutes ces questions-là, à mon avis, qu'il va falloir se poser. Et les citoyens européens ont à mon avis une responsabilité dans toute cette affaire-là. Il faut créer des espaces de débats pour que cette question-là puisse être posée et débattue, et qu'ensemble, on essaie de trouver des solutions. Sinon ce n'est pas vivable. Ce n'est pas en prenant des lois de plus en plus répressives que l'on va résoudre cette question-là, c'est pas possible. On peut pas reprocher à des gens de vouloir échapper à la mort, on ne peut pas reprocher à des gens de vouloir échapper à la misère. Alors la question “ Pourquoi la misère elle existe dans nos pays d'Afrique par exemple ou dans d'autres pays d'Asie ? pourquoi elle existe même ici dans les pays dit les pays les plus riches ? pourquoi il y a de la misère qui existe dans certaines banlieues de grandes villes européennes ? ”, c'est des questions qu'on est obligé de poser, et sur lesquelles il va falloir nécessairement débattre aussi.

  • Qu'est-ce que tu penses de la circulaire Aubry qui est présentée comme l'une des solutions au problème des sans-papiers ?

    Madjiguène Cissé : C'est une proposition très récente qui, d'après Martine Aubry, viendrait compléter la première proposition qui nous était parvenue, par circulaire aussi, le 19 janvier 1998, c'est-à-dire une formation d'au maximum 12 semaines dans un domaine que choisirait le sans-papiers, un retour en Afrique, mais sur les critères de la circulaire du 19 janvier 1998, c'est-à-dire 4.500F par adulte et 900F par enfant. Les gens rentreraient chez eux, essaieraient de trouver un projet ou du travail, et si jamais l'Office des migrations internationales constate qu'ils se sont bien réinsérés, ils pourraient bénéficier d'un visa à entrées multiples, grosso modo c'est un peu ça la proposition. Nous, au niveau du collectif régional des sans-papiers, nous en avons discuté en AG. Alors les sans-papiers n'y trouvent pas tellement d'intérêt, d'autant plus que selon les estimations du gouvernement, cela pourrait ne concerner qu'entre 1.000 et 3.000 sans-papiers pour toute l'année 1999. Alors nous quand on nous parle de 3.000 sans-papiers alors que nous sommes plus de 60.000 qui restons sur le carreau, c'est-à-dire qui n'ont pas encore obtenu les papiers, ça nous pose problème. Moi je ne sais pas, peut-être qu'il y aura des sans-papiers que ça intéressera, on en trouvera peut-être toujours quelques uns. Pour la proposition de l'an dernier, il y avait eu en tout 500 personnes qui étaient rentrées avec ce pécule de 4.500F, on peut peut-être toujours trouver des sans-papiers que ça intéresse, mais l'essentiel des sans-papiers n'y trouvent aucun intérêt, parce que les gens qui se disent qu'ils se sont battus pour être régularisés, ils sont déjà là, il faut qu'on leur donne les papiers et après, avec les papiers c'est eux-même qui verront s'ils peuvent retourner chez eux, essayer de monter quelque chose, voir s'ils peuvent réussir dans un secteur et pouvoir rester, ou aller et venir. Alors à mon avis c'est une proposition un peu en trompe l'oeil, et qui ne résout pas la question posée par les sans-papiers. La question, elle est là, elle demeure, le gouvernement de gauche plurielle a fiché 150.000 personnes, ils en ont régularisé la moitié, que vont-ils faire de l'autre moitié ? C'est la question qui est posée. Et la proposition de trouver 3.000 personnes qui accepteraient de rentrer dans le pays d'origine ne résoud pas cette question-là. Que va faire le gouvernement de gauche avec les 70.000 personnes qui restent ici en France et qui se sont déjà fait ficher ? A mon avis, c'est un peu une façon de louvoyer, ça traduit une certaine gêne de ce gouvernement-là, qui n'arrive pas à donner une réponse acceptable à cette question qui est posée. Alors est-ce qu'on va expulser 70.000 personnes ? Combien ça coûte d'expulser un sans-papiers ? D'après leurs estimations, ça tournerait autour de 35.000F par personne, c'est-à-dire de prendre le sans-papiers, de le traduire devant la justice, de l'emmener en rétention, de lui payer le billet d'avion et de payer aussi l'escorte qui va l'emmener jusqu'à Bamako ou bien jusqu'à Dakar, ça tournerait autour de 35.000F. Est-ce que le gouvernement serait prêt à payer 35.000 F multiplié par 70.000 ? C'est un peu ça la question que nous posons. Est-ce-que c'est humain aussi de laisser 70.000 personnes retourner à la clandestinité, c'est-à-dire continuer à vivre dans la précarité, toujours dans la crainte d'une interpellation ou bien d'une expulsion, est-ce que le gouvernement de la gauche peut assumer cela aussi ? Ce sont les questions que nous posons, mais grosso modo, cette proposition-là du gouvernement ne nous convient pas. Les problèmes que nous posons sont loin d'être des problèmes de formation, et ça le gouvernement le sait.

  • Qu'est-ce que tu penses de la notion de “ codéveloppement ” ?

    Madjiguène Cissé : Oui, “ codéveloppement ” ça veut dire “ développer avec ”, du latin “ cum ”. “ Développer avec ”, c'est-à-dire qu'ils se disent qu'on ne peut pas développer les gens sans qu'ils ne s'impliquent eux-mêmes, et là ils essaient de nous impliquer. Mais là aussi, je trouve que le débat est faussé, parce que les véritables problèmes, l'impression que j'ai, c'est qu'on essaie toujours de les occulter. Alors la situation économique de nos pays elle est là, elle est catastrophique et suite en partie aux plans d'ajustement structurel dictés par la haute finance internationale, surtout FMI et Banque mondiale, depuis une vingtaine d'années, on ne peut pas aujourd'hui parler de développement sans pour autant revenir un peu en arrière aussi, faire le bilan d'une vingtaine d'années sous ajustement structurel et d'en tirer les conséquences. Les conséquences, elles sont là. C'est une économie en état de délabrement avancé, c'est la mort lente de tous les secteurs sociaux, que ce soit la santé, l'éducation, la protection sociale qui n'existe pas chez nous, c'est un peu ça la situation.   On ne peut pas parler de développement ou de codéveloppement sans pour cela aussi rappeler que le libéralisme tous azimuts balaie tout sur son passage. Moi j'aime toujours donner l'exemple des groupements féminins chez moi au Sénégal, qui reçoivent des petits prêts de la Banque mondiale. Alors les femmes se décarcassent pour des petits projets, dans le maraîchage par exemple. Elles se tuent par exemple à cultiver des tomates et au moment de la récolte des tomates, le marché a été libéralisé entre-temps, et les tomates italiennes ont inondé le marché, et les tomates qui viennent de 7.000 km sont moins chères que les tomates produites par les femmes de chez nous. Alors les tomates elles sont là, et elles pourrissent sur place. Il n'y aurait même pas eu la concurrence des tomates italiennes, les femmes elles sont confrontées par exemple, toujours dans le cadre de projets pareils, à un problème d'acheminement de leur marchandises. Pour prendre la marchandise du village et l'acheminer dans des grandes villes pour les vendre, c'est déjà un problème. Alors on se rend compte que les récoltes pourrissent sur place, tout simplement parce que les gens n'ont pas les moyens de les transporter d'un endroit à un autre. C'est des questions qui sont là et qu'il va falloir résoudre aussi. J'ai toujours en tête aussi - c'est quelque chose qui me tient à coeur - la dette du Tiers monde. La dette, elle est là. Moi je me dis que l'annulation de la dette du Tiers monde - on va dire que Madjiguène elle fait tout pour faire chier tout le monde -, mais l'annulation de la dette du Tiers monde, c'est une question qui est posée. Quand on a des soutiens qui nous demandent “ Qu'est-ce qu'on peut faire, l'Afrique etc. ? les sans-papiers, il n'y a pas de solutions ? ” Mais un début de solution, ça pourrait être de demander l'annulation de la dette du Tiers monde. Au Nicaragua, il a fallu 30.000 morts pour que les pays riches acceptent d'annuler, ou bien d'alléger, la dette. Il n'y aurait pas eu ces morts-là aussi, le bout du tunnel ils n'allaient pas le voir. La dette, elle est là, qu'il y ait catastrophe ou qu'il n'y ait pas catastrophe, la dette elle est là, et elle nous tient comme ça, cette dette-là. C'est la "corde au cou" pour reprendre le titre du livre de l'Américaine Suzan George. Elle nous étrangle cette dette. On n'arrivera jamais à s'en sortir tant qu'on sera obligé de payer une dette, d'en payer les intérêts, et le cycle infernal, il revient à chaque fois. C'est un peu cela aussi. On ne peut pas fermer les yeux et faire comme si cette situation-là, économique, n'existait pas, comme si ces problèmes-là n'existaient pas, c'est un peu ça la situation. On me parle de “ codéveloppement ”. Mais par exemple, les sans-papiers qui accepteraient de retourner en Afrique, peut-être qu'il y en aurait qui auraient pu réussir un projet, 2 personnes sur une cinquantaine ou bien sur 100 personnes, mais je ne vois pas comment ça pourrait être une solution dans un contexte économique qui n'est pas du tout favorable.

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